PARADOXES ET MASQUES DE LA MISOSOPHIE[1]  : Relativisme, rationalisme ou Vérité et enjeux de la modernité face à   une perspective d’intériorité.

                                                                     Olivier DARD

«(…) C’est ce que Kant, dans sa candeur rationaliste, n’a pas prévu. D’après lui, toute connaissance qui n’est pas rationnelle au sens le plus étroit, n’est que prétention et exaltation (Schwärmerei) ; or, si quelque chose est de la prétention, c’est bien cette opinion. L’arbitraire, le rêve et l’irrationnel ne sont pas du côté des “scolastiques”, mais bien du côté des rationalistes qui s’acharnent, avec des arguments risibles et souvent misérables, contre tout ce qui les dépasse. Avec Voltaire, Rousseau et Kant, l’inintelligence “bourgeoise” (ou vaishya  comme diraient les hindous) se constituent en “doctrine” et s’installe définitivement dans la “pensée” européenne, en donnant naissance, à travers la Révolution française, au scientisme, à l’industrie, et à la “culture” quantitative. L’hypertrophie mentale de l’homme “cultivé” supplée désormais à l’absence de pénétration intellectuelle ; le sens de l’absolu et du principiel se noie dans un médiocre empirisme, doublé d’une pseudo-mystique aux allures “positives” ou “humaines”. Certains nous reprocheront peut-être de manquer d’égards, mais nous voudrions bien savoir où sont les égards des philosophes qui sabrent sans vergogne des millénaires de sagesse».  (Frithjof Schuon, note 1/, pages 23-24, in, Orthodoxie et Intellectualité , Les Stations de la Sagesse , Éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 1992).

Dans son introduction à la vie et aux écrits du bienheureux Starets Silouane l’Athonite, l’Archimandrite Sophrony, relate un épisode significatif pour notre sujet, – et nous nous permettons d’en souligner quelques termes – de l’enfance de ce saint homme, et plus particulièrement du souvenir que causa les propos d’un marchand de livre ambulant invité par le père du Starets alors que ce dernier n’avait que quatre ans : «Quand l’hôte fût parti, le petit Syméon dit à son père : «Tu m’apprends à prier, mais lui, il dit que Dieu n’existe pas».  Là-dessus le père répondit : «Je pensais que c’était un homme intelligent, mais je vois maintenant que c’est un imbécile. Ne fais pas attention à ce qu’il dit».  Mais la réponse du père n’effaça pas le doute  semé dans l’âme de l’enfant»[2].

Dans son introduction à la Liturgie soufie de la Grande Mosquée des Omeyyades[3], le Dr. Ahmad Badreddine Hassoun écrit : «Dieu a doté l’homme des sens afin qu’il soit un trait d’union entre l’univers, avec tout ce qu’il comporte comme causes et accidents, et son monde intérieur avec ses sentiments, sensations et qualités. Dieu a placé dans sa merveilleuse création qu’est le corps humain de formidables énergies et de subtiles sensations. Il en a fait l’écho de causes extérieures et intérieures. (…) L’univers qui nous entoure émet de façon permanente les mélodies les plus douces». Et le Dr Hassoun, cite alors l’Imam al Ghazalî, qui précise : «celui qui n’a pas été remué par les fleurs du printemps et les cordes du luth a une âme corrompue pour laquelle il n’existe pas de remède».

A première vue ces deux références, l’une au christianisme Orthodoxe, et la seconde au Soufisme ou taçawwuf, qui est la Voie de l’intériorité dans l’Islam, paraissent éloignées de notre sujet. Indépendamment du fait que toute l’œuvre de Frithjof Schuon est tissée d’une mise en lumière incomparable de «ces deux» Révélations, le christianisme et l’Islam, ce qui nous occupera ce sont les mots mis en exergue dans leur contexte présent et la signification qu’ils ont pris dans ce que les sociologues appellent modernité ou selon l’acception de René Guénon, le monde moderne.

  1. Du sens des questions à la question du Sens

Comme dit un proverbe : tenter de poser clairement les problèmes c’est déjà les résoudre, au moins d’une manière limitative[4] ; par sa pureté cristalline, et son caractère hautement pédagogique, formateur, sur lequel nous n’insisterons jamais assez, l’œuvre de Frithjof Schuon contient les moyens d’y contribuer. Les termes ci-dessus soulignés dans nos deux citations – “intelligence, doute, union, accident” – renvoient à leur présence dans les écrits de Frithjof Schuon et à la manière dont le sens y est explicité.

L’une des possibilités du déploiement de ce sens s’établit en fonction d’une distinction radicale entre philosophie et métaphysique : «celle-ci [la métaphysique] possède un caractère transcendant qui la rend indépendante d’une pensée purement humaine, quelle qu’elle soit. Pour bien définir la différence qu’il y a entre les deux modes de pensée, nous dirons que la philosophie procède de la raison, faculté tout individuelle, tandis que la métaphysique relève exclusivement de l’Intellect»[5].

En énonçant ainsi les choses il ne s’agit aucunement de nier ou de discréditer la raison, mais de préciser les modes de fonctionnement et de définir les ordres de grandeur, «chaque chose à sa place» dit l’adage populaire et il y a beaucoup de sagesse dans cette manière simple de s’exprimer. L’attitude erronée mais largement répandue, consiste soit à faire l’impasse sur cette distinction, soit à entreprendre la critique à l’intérieur même des axiomes dont on prétend s’affranchir.

«L’erreur classique des rationalistes, – constate Frithjof Schuon -, à l’égard des démonstrations métaphysiques, c’est de croire que le métaphysicien admet sa thèse en fonction des arguments qu’il présente, que cette thèse est par conséquent une simple conclusion et qu’elle s’effondre dès qu’on dénonce les points faibles qu’on s’ingénie à découvrir, ce qui est toujours facile puisque les données de la démonstration échappent à l’expérience courante ; en réalité – nous l’avons dit plus d’une fois – les arguments métaphysiques ne sont pas les causes de la certitude, ils en sont les effets ; c’est-à-dire que la certitude dont il s’agit, tout en étant un phénomène subjectif, est faite d’objectivité puisqu’elle est entièrement fonction d’une Réalité qui est indépendante de notre esprit»[6].  Ce qu’exposent précisément les livres de Frithjof Schuon et singulièrement les premiers chapitres de Logique et Transcendance  c’est l’aptitude à comprendre l’absolue exigence, en tant que mode relationnel, de la «paradoxale»[7] indépendance de cette Réalité  envers toute tentative de la rapporter à du «réel» quantifiable, autrement dit à une dissolution de l’humus symbolique corollaire d’un éparpillement phénoménal. Il serait enfin temps de comprendre que la réalité d’une chose, d’un objet (etc.) et à fortiori d’un sujet, non seulement ne se réduit ni à ses composants, ni à sa fonction, ni à des structures fussent-elles les plus complexes possibles, ni à un agencement mécanique subtil de celles-ci avec l’organisation de tel autre objet ou «sujet». Il y a un sens  métaphysique du Réel qui conditionne la possibilité qu’à ce réel d’être ce qu’il est, et qui autorise  la description phénoménologique qui peut en être établie. Le nier revient peu ou prou à valider la thèse erronée du scientisme et de son corollaire le rationalisme, et à avaliser les conséquences profondément négatives d’une semblable position.

Les assertions qui précèdent, trouvent leur légitimation dans ce qui sera prioritairement mais en aucun cas exclusivement, notre guide doctrinal  ici, à savoir les quatre premiers chapitres du livre magistral qu’est Logique et Transcendance, respectivement intitulés, nous le rappelons : 1) La contradiction du relativisme, 2) Abus des notions du concret et de l’abstrait, 3) Rationalisme réel et apparent, et 4) Des preuves de Dieu. Nous estimons que ces quatre vingt six pages publiées il y a exactement trente ans[8] contiennent l’exposition et la réfutation [9] intégrale et inégalée, de l’infrastructure épistémologique – le kantisme[10] et le néokantisme – et du soubassement idéologique qui est sa conséquence  – l’humanitarisme sentimental – de l’ensemble des sciences en tant que paradigme  et telles qu’elles continuent à être enseignées dans les universités en Occident, surtout dans leurs variantes biologiques et psychologiques.

Autrement formulé, ces quatre chapitres proposent à l’homme du XXIème siècle la possibilité de recouvrer sa foi et de résister à l’érosion occasionnée en amont par les excès de la  « mentalité » scientifique.

Ainsi le concept de preuve, évidemment récurrent en épistémologie, est examiné avec un extrême souci de réalisme. Lorsque l’on tente d’appliquer celui-ci à l’Intellection, Frithjof Schuon répond que «cette preuve est donnée par les expressions mêmes de l’Intellection ; et de même qu’il est impossible de prouver à toute âme la validité de telle religion, sans que cette impossibilité n’infirme cette validité, de même il est impossible de prouver à tout entendement la réalité de l’Intellect, sans que ce manque de réceptivité ne prouve quoi que ce soit contre la dite réalité. Toute preuve – et c’est ce que l’esprit platement rationaliste ne parvient pas à comprendre – est relative par définition même, car une preuve absolue serait la chose à prouver ; une preuve est toujours plus ou moins séparée de son objet»[11].

Les recherches les plus récentes en neurobiologie, neurolinguistique et en neuropsychologie, lorsqu’elles ne tombent pas dans l’écueil d’une des formes de réductionnisme connus[12], indiquent qu’il est rigoureusement impossible d’infirmer «scientifiquement» le caractère à priori «miraculeux» du processus d’intellection, pris dans son fondement même, qui demeure un vrai mystère. Ceci dès lors que l’on a accepté d’élaguer tous les faux problèmes[13], à commencer par les «micros examens» de quelques cas qui sont ensuite généralisés à l’excès ;  ensuite en évitant l’abus systématique des statistiques et d’un langage formel destiné à impressionner ceux qui n’en ont pas la maîtrise. L’une des plus intéressante synthèse critique sur ce sujet a été publiée par le professeur de neurophysiologie Jean-François Lambert, sous le titre L’Épreuve du sens : Science et incomplétude [14]. L’intérêt principal de cette longue étude (près de nonante pages !), outre qu’elle provient d’un spécialiste, est qu’elle examine avec une rare probité la majorité des théories récentes[15] en présence, et réfute des erreurs qui sont constamment répétées, montre avec pertinence les contradictions épistémologiques du rationalisme et du «matérialisme neuronal». C’est pourquoi Jean-François Lambert écrit qu’«il faut admettre que le langage de la science n’est qu’une forme particulière de jeu de langage   et que d’autres formes, comme le langage religieux, qui a ses règles propres et ses conditions spécifiques de sens, doivent être considérées comme valides»[16]. Sa conclusion se situe dans une optique qui tout en demeurant aristotélicienne, rompt avec le «scientisme», et se rapproche sous plusieurs angles  de l’enseignement traditionnel de Frithjof Schuon en matière de critique du « scientisme » : «L’éthique n’a de sens que si la personne humaine ne se réduit pas au sujet empirique, c’est-à-dire s’il existe dans le monde un espace pour un sujet axiologique. Ainsi l’éthique se montre dans le monde mais elle n’est pas du monde. Si le sujet est identique au fonctionnement des neurones alors il est vain de parler d’éthique»[17]. Abordant alors le thème de la liberté, notre auteur se démarque largement du propos fautif des sociobiologistes anglo-saxons lorsqu’il note que celle-ci «suppose un principe irréductible à l’ordre causal de la nature, un opérateur métaphysique. L’origine de la liberté ne peut que se situer hors du sujet empirique»[18]. Dans un souci de nuancer les options de chacun, il observe que ceux «qui nient la liberté se comportent eux-mêmes comme s’ils étaient libres et font généralement grand cas de leur dignité et de leurs droits. La science objectivante m’oblige  à reconnaître que je ne suis pas seulement un être métaphysique mais la métaphysique me révèle que je ne suis pas seulement un objet»[19].  L’équilibre entre objectivité et subjectivité ne peut être garanti par la science[20] puisqu’elle fonctionne causalement à l’intérieur de la problématique envisagée ce qui exige de recourir à un médiateur   qui puisse discriminer dans les «préférences» de la raison. Ce dernier ne peut qu’être l’Intellect, comme quasi toutes les traditions spirituelles et métaphysiques l’ont attesté[21]. Il en est le «cœur», parce que comme Frithjof Schuon le rappelle la racine de «l’esprit humain est naturel quant à ses opérations contingentes, mais surnaturel quant à son essence ; [et qu]’il n’y a [dès lors] aucune raison d’admettre que la pensée humaine ne soit pas capable en principe d’adéquation au Réel transcendant»[22], c’est-à-dire à l’Absolu.

Ce postulat  constituant, le plus petit «dénominateur commun» de la sagesse en tant que tel.  On pourrait encore l’exprimer comme suit : le mental est un état temporel de la conscience, qui est elle-même un état conditionné de la conscience pure ou absolue, soit de l’Etre[23]. Il y a donc à la fois distinction formelle et congruence supra-formelle entre le mental et la conscience.

Si l’Intellection[24] chez la plupart des scientifiques et des «philosophes modernes» n’est pas directement présente, cela ressort d’une carence dans les moyens de la connaissance et non à l’inexistence d’un mode d’adéquation effectif de l’être à la transcendance. «De même que l’absence de lumière rend l’œil incapable de voir sans pour autant invalider son pouvoir de vision»[25].  On pourrait encore dire que l’Intellect dans son rapport à la cognition se situe quelque part dans la même disposition que la relation occupée entre le corps du miroir et la forme qu’il révèle. «Tâche donc toi-même de voir, nous dit Ibn’Arabî, le corps du miroir tout en regardant la forme qui s’y reflète ; tu ne le verras jamais en même temps»[26]. Le corps du miroir est ici le processus cognitif, et la forme révélée, l’intelligible, la complexion s’inscrivant dans l’Intellection comme telle. Tout se tient ici dans l’acte relationnel   de «voir en même temps». On ne peut voir l’Intellect en même temps que ce qui est perçu. Néanmoins la présence de l’Intellection découle de la relation qu’opère le processus lui-même. Le fait de ne pas être en mesure de «matériellement prouver» (l’argument de la preuve ayant déjà été examiné) l’existence de l’Intellect, n’enlève aucunement sa pertinence logique et fondamentalement réelle. Disjoindre l’un au profit de l’autre – le miroir pour la forme ou inversement – n’offre plus aucune pertinence, rompt le sens de l’exemple. Or c’est exactement ce que tente la science et en ce cas la linguistique : délier les appartenances non seulement ontologiques, mais axiologiques. Or la perte du sens ontologique de l’être procède d’une chute, d’un éloignement de sa source «axiale» et infinie. «C’est parce qu’il est l’interlocuteur de Dieu que l’homme est un être singulier irréductible à ses conditionnements biologiques. Si donc nombreux sont ceux qui reconnaissent que l’homme vaut   davantage, n’est-ce pas parce qu’il est   davantage ? En d’autres termes sa singularité axiologique n’implique-t-elle pas forcément une singularité ontologique ? Si l’homme est de même nature que les autres êtres pourquoi vaudrait-il davantage  ?[27]» relève encore Jean-François Lambert.  «Interlocuteur de Dieu» ou plus précisément pontifex,  l’homme «(…) est le centre et l’ouverture vers le Ciel»[28], il réalise relativement  en quelque sorte, l’Absoluité de Dieu dans la transparence du monde.

  1. De la question du Sens à celle de sa complétude

Dans un récent ouvrage d’un spécialiste de la biologie du vieillissement et de la gérontologie expérimentale, nous lisons ce qui suit à propos d’une éventuelle définition de la sagesse : «la métaanalyse de la vaste littérature portant sur ce sujet a permis de définir cinq propriétés étroitement liées à la sagesse :

«1) La sagesse permet de traiter des problèmes difficiles associés à la conduite et au sens de la vie ;

«2) La sagesse reflète une qualité supérieure de la connaissance, du jugement et des conseils ;

«3) La sagesse est une connaissance avec une longueur, profondeur et équilibre (modération) exceptionnels ;

«4) La sagesse se développe et s’exerce pour le bien être de l’individu et de l’humanité ;

«5) Il existe un consensus social très développé de ce que l’on doit considérer comme sagesse par un large segment de la population»[29].

Ces pages n’ont pas été écrites par un rêveur, mais par un homme de science répondant à toutes les conditions de la rationalité expérimentale selon Claude Bernard. Demandons-nous maintenant sur quoi est fondée la sagesse dont il nous est spécifié plusieurs critères ?

La réponse qui en découle est celle d’une vision  de nature métaphysique au sens traditionnel[30], et dont justement pour le XXème siècle, l’œuvre de Frithjof Schuon – et les quatre vingt six pages sur lesquelles nous attirons l’attention -, nous paraisse témoigner au plus haut degré et surtout pleinement refléter les quatre propriétés ci-dessus énumérées. D’abord et essentiellement par le réalisme spirituel ou métaphysique qui caractérise les écrits auxquels nous nous référons, et desquels les qualités spécifiées dépendent. Il est abusif et de ce fait chimérique de qualifier de «réaliste» une pensée qui au nom de la science exclut ce qu’elle n’est pas capable d’inclure par atrophie volontaire des postulats sur lesquelles elle prétend s’ériger[31]. A cet égard, la capacité constante – reflet de l’«équilibre» signalé en 3) – à comprendre de l’intérieur  le principe de complémentarité derrière tous les types d’antinomies est assurément l’une des conditions de ce réalisme métaphysique[32] et la possibilité d’un détachement qui ne cède rien à un relativisme toujours négateur de l’absoluité  principielle. L’une des meilleures illustrations de cette complémentarité – par delà le mental et ses projections dualistes – nous est livrée dans le principe du «yin» et du «yang» du Taoïsme chinois. J.-C. Cooper écrit : «Les forces opposées ne sont pas autre chose que des aspects d’une seule et même réalité ; elles sont un facteur de multiplication mais aussi de réunion. Et l’équilibre dans lequel elles se tiennent procède de l’harmonie de leur interaction, non pas d’une lutte»[33]. A contrario, la méthodologie et l’épistémologie des sciences n’intègrent pas encore les conséquences de cette sagesse, mais accuse le plus souvent la rupture entre un rationalisme apparent et un «rationalisme» Réel, harmonieux, qui en résulterait.

Les principaux traits et effets de ce rationalisme apparent  que l’on peut énumérer sont les suivant :

– Refus d’accorder un statut intrinsèque  à la subjectivité ce qui a pour conséquence de la désagréger et susciter une «subjectivité abstraite» – le subjectivisme – dans sa relation à l’objectivité.

– Constitution d’une objectivité également «abstraite», détachée des qualités de l’objet considéré.

– Éviction de la question du lieu  et du moment  d’émergence de toute faculté représentative.

– Confusion entre des éléments statiques   et dynamiques  dans l’ordonnancement et la continuité des représentations humaines.

– Fixation ou détermination sur le caractère accidentel, «discontinu»  ou «morphologiquement en rupture» de la contingence, au détriment de toute continuité, éventuellement subordonnée.

– «Alternativisme» de toute nature : jeu d’oppositions conceptuelles n’amenant aucune solution ou ne générant aucune stabilité par refus et inconscience synallagmatique. Unilatéralisme.

– «Concrétisme» et «factisme» qui inverse le rapport équitable au concret, en prenant «la moyenne pour norme» ou en figeant un groupe de données ou une donnée au détriment d’une ou de plusieurs.

– «Abstractivisme» et «constructivisme» qui masquent la relation au concret véritable.

L’abus d’un faux concret se produit le plus souvent dans la dénégation de l’aséité de l’être, et conduit ipso facto  à une incompréhension, une opacité devant l’altérité. Ainsi de la technologie appelée «réalité virtuelle» qui illustre bien ce qui est désigné par l’appellation de «factisme». Relevons que dans un monde qui a perdu ses repères métaphysiques, ce simulacre ou non de la Mâyâ  est à même de produire toutes sortes de distorsions dans le mental humain. On ne peut s’empêcher de penser qu’à travers cette nouvelle parodie technicienne, le Diviseur   est quelque part à l’œuvre, puisqu’il s’agit d’une tentative d’imitation – de production dans le mental d’une puissante illusion – de l’une des «enveloppes»[34] de la Réalité intégrale, correspondant justement à l’un de ses «cinq degrés», que l’homme du Kali Yuga  a de plus en plus de difficulté à percevoir dans son intégrité Traditionnelle.

Enfin et comme nous l’avons vu précédemment dans notre présentation de la doctrine Traditionnelle de l’Intellect, en celui-ci gît une part du souverain Mystère lié à notre nature Adamique et Primordiale, de «fait à l’image de Dieu». Car l’Intellect «participe à cette infinitude [de la Révélation] et s’identifie même avec elle sous le rapport de sa nature intrinsèque la plus rigoureusement «elle-même», et la plus difficilement accessible»[35]. Si l’intelligence ne manifestait pas des réverbérations de l’infini, comment se poserait la part de liberté octroyée par Dieu  à sa créature ? C’est dans cette complétude apparemment paradoxale entre une trace divine dans le cœur humain et la disposition qu’à l’être de la faire fructifier que réside l’équilibre étroit et fragile entre raison et Intellect. Autrement exprimé et pour paraphraser une formule remarquable de Frithjof Schuon, ce n’est pas en fonction de la raison que nous connaissons ses limites mais en fonction de l’Intellect qui permet de percevoir l’aspect privatif que celle-ci produit[36].

Cette distinction est capitale car les processus généraux envisagés par la méthodologie des sciences se situent à ce point de rupture, où se profile l’attitude «scientiste» consistant, comme le souligne Jean-François Malherbe que cite Jean-François Lambert, «précisément à occulter, ne fût-ce qu’implicitement l’opération de clôture par laquelle se constitue le champ du savoir scientifique et à discréditer a priori  toute prétention à une connaissance à l’extérieur de ce champ»[37]. Il est évident que de par son fonctionnement toute science classe, distribue, produit des structures, bref hiérarchise[38] des dimensions de la réalité d’après des protocoles, des méthodes, qu’elle développe. Ces classifications sont obligatoirement provisoires. Elles se juxtaposent à l’ordonnancement du Réel comme tel sans en épuiser les infinies  métamorphoses et reconversions.

Ces différents points sont à retenir car c’est leur présence constante au sein de la modernité qui explique l’essentiel des impasses et des erreurs qu’on peut lui attribuer, et à fortiori aux explications scientifiques ou non qui en émanent directement. Nous verrons dans les trois exemples retenus ci-après,  – du Saint Suaire (I), de la théorie de l’évolution (II) et de la méthode dite «historico-critique» (III) emblématique du protestantisme – que ceux-ci sont saturés par les altérations psychiques que nous avons jusqu’ici exposées.

  1. I) Le «dogme» laïcisé du «rationalisme apparent» ou le cas du Saint Suaire :

Dans le chapitre consacré à la fonction des reliques  de son livre L’Ésotérisme comme Principe et comme Voie, Frithjof Schuon montre, contrairement à ce qu’«imaginent la plupart des protestants» qu’il s’agit d’un «élément essentiel dans l’économie dévotionnelle et charismatique du Christianisme»[39]. Sans entrer dans le détail  des raisons invoquées par Frithjof Schuon, nous polariserons notre attention sur l’une des reliques la plus célèbre de la Chrétienté, le Saint Suaire de Turin.

Dans le prolongement du propos qui nous occupe, nous relèverons la délicate affinité que l’homme entretient avec le Miracle et ainsi avec le «surnaturel». Dans le monde contemporain, cette éventuelle affinité est perçue comme irrationnelle. Mais n’est-ce pas parce qu’elle n’est plus vécue dans une plénitude nécessairement inscrite au sein d’une claire appréhension des degrés de la Réalité cosmique où la raison y est hiérarchiquement incorporée ?

Si «la science moderne a pour point de départ la négation des dimensions cosmiques suprasensibles et extra-spatiales (…)[40]» comme le précise Frithjof Schuon, faut-il s’étonner des erreurs qu’elle commet dans son désir de prouver ce qui par nature  transcende les critères retenus ?

L’absence d’une «catégorisation» – au sens logique  – de la ratio   trouble la discrimination et entraîne  une inaptitude de la saisie intuitive du contenu symbolique. L’ordonnancement ou la respiration intrinsèque du Réel est figé, car la ratio n’en autorise plus qu’une perception tronquée, externe, une détermination purement apparente. «Dans l’image symbolique, comme dans le fait miraculeux, le langage appartient à l’être, non au raisonnement, comme l’indique Frithjof Schuon ; à une manifestation d’être de la part du Ciel, l’homme doit répondre par son propre être, et il le fait par la foi ou par l’amour, – qui sont les deux faces d’une seule et même réalité, –  sans cesser pour autant d’être une créature pensante»[41].

Notre conviction de l’authenticité du Saint Suaire, fruit de la lecture de nombreuses études[42], se fonde en cela davantage sur la question du sens  que sur celui d’une preuve dépendant d’un outillage scientifique transitoire et limité. Le paradoxe tient dans la Présence atemporelle que ce patrimoine archéologique nous communique ici même, quasi instantanément. Lorsqu’on prend la peine d’examiner avec attention cette relique sainte, on ne peut pas ne pas être surpris par l’effet de concaténation du temps qu’elle produit. Le mathématicien, informaticien et épistémologue Arnaud Aaron-Upinsky s’est précisément penché sur cette question du sens  et de la Présence  de la Sainte Face, où se révèle en filigrane la complexion de l’homme moderne avec le «surnaturel». «Le Linceul, écrit-il, n’était donc pas un objet surnuméraire – en trop -, comme le disent certains. Il était au contraire indispensable. Du point de vue des Écritures, le Linceul était bien attaché à la personne du Christ, comme le manteau teint de sang de l’Apocalypse est attaché au cavalier qui monte le cheval blanc. Comme tel, il était l’objet le plus important de la prophétie de l’Apocalypse, comme il est l’objet scientifique le plus chargé de sens»[43].

S’il ne confluait pas en Lui une part fondamentale des interrogations de l’homme se heurtant avec sa finalité et dès lors un mode de la transcendance, pourquoi tant de scientifiques réputés se disputent depuis plus de trois quarts de siècles à son endroit ?

La première inversion et «descente» des valeurs issues de la primauté accordée au Verbe divin fût celle selon Arnaud Aaron-Upinsky, imposée par la suprématie du chiffre détaché, retranché de sa configuration géométrique et symbolique. Nous franchissons ainsi à rebours une étape : d’une possibilité d’incarnation du sens  au moyen de l’intelligibilité du suprasensible, vers une abstraction qui rompt avec l’épaisseur du Réel. Cette même abstraction qui a introduit éparpillement et dissémination, trouve sa justification dans la méthode analytique lorsqu’elle prétend néanmoins unifier par juxtaposition des éléments hétérogènes. La contradiction est totale et la situation bien résumée par notre auteur : «En conclusion, c’était à la fois l’homme et le Message qui avaient changé. Sous l’action d’un champ de forces qui semblait irrésistible et qui tirait son principe de l’Abstraction scientifique, la grande rivale de l’Incarnation religieuse. La logique de ce mouvement était perçue comme une négation pure et simple de celle du Linceul»[44]. Cette négation nous apparaît en tant qu’une des figures   de la modernité gisant aux tréfonds mêmes de ses plus péremptoires affirmations.

C’est un peu comme si l’on prétendait gravir une cime à l’aide d’une échelle tout en réséquant systématiquement les barreaux supérieurs de celle-ci. Dans une caractérisation saisissante, Frithjof Schuon écrit : «Le phénomène miraculeux ne peut pas ne pas être, dès lors qu’il y a, d’une part le surnaturel et d’autre part le naturel ; le surnaturel est d’ailleurs, non le contre-naturel, mais un «naturel» à l’échelle universelle. Si le Principe divin est transcendant par rapport au monde tout en l’englobant dans sa substance unique, le miracle doit se produire ; le céleste doit éclater parfois dans le terrestre, le centre doit apparaître comme la foudre dans la périphérie ; la matière inerte est peu de chose – pour prendre une image dans l’ordre physique -, mais l’or et les diamants doivent y apparaître. Métaphysiquement, le miracle est une possibilité qui, comme telle, doit se manifester nécessairement, vu la structure hiérarchisée de l’Univers total»[45].

L’amplification d’une telle négation est néanmoins une constante du monde moderne, que le système informationnel des médiats attisent, ce qui renforce son paradigme. A cet égard la publication par le professeur Marie-Claire van Oosterwick-Gastuche[46], d’un remarquable travail scientifique représentant neuf années de recherche sur la question du radiocarbone qui plus est par une spécialiste internationale de la chimie des sols, dans un silence quasi complet, contraste désagréablement avec le tumulte organisé en 1988 par les médiats lorsqu’ils rendirent compte de la datation du Saint Suaire au moyen de ce même radiocarbone 14 ! Il est alors symptomatique d’observer l’avis que le Délégué général pour les applications de l’Académie des Sciences auprès de l’Institut de France, Pierre Perrier, a émis dans une lettre[47] adressée à l’auteur du livre précité : «On peut souhaiter que la communauté scientifique de datation par le carbone 14 reprenne ses bases d’étalonnage et accepte de se fixer à elle-même des règles d’incertitudes et des limites au-delà desquelles le résultat sera seulement annoncé «incertain» au lieu de le fixer sans tenir compte de lois statistiques mal établies.  Espérons que le pénible épisode de la fausse datation du Linceul puisse servir à ce que les médiats et le grand public acceptent la notion d’incertain, que les experts acceptent de dire «je ne sais pas car je n’ai pas la méthode adéquate». Alors l’humilité expérimentale sera reconnue et encouragée sans que les médiats la transforme en impuissance ou la sollicite à leur idée, alors nous pourrions faire appel à plus de finesse de la part de tous dans l’évaluation des problèmes complexes de notre monde réel».

En prenant la peine de citer cet extrait de correspondance, nous souhaitons insister sur la récurrence des comportements et des automatismes présents chez la plupart des scientifiques, que traduit un orgueil incommensurable, au demeurant – et ici gît un paradoxe – irrationnel, et qui voile leur appréhension de la fine texture du réel – et les embourbent dans toutes sortes d’absurdités et d’erreurs, dès lors qu’ils s’écartent, même légèrement, de leur stricte spécialité.

La question de l’équilibre entre plusieurs paramètres se présente à nouveau, et à moins d’estimer que ce dernier puisse exclusivement relever d’une disposition subjective, génératrice de quelque nouvelle aporie, le seul choix rationnel  et proprement objectif qui s’offre à nous est d’admettre une fois pour toute ce que Frithjof Schuon nomme la «transparence métaphysique des phénomènes[48]» en laquelle s’enracine le minéral comme le vivant.

  1. II) Le «dogme» laïcisé de l’«accidentel» ou le cas de la théorie de l’évolution :

Comme pour une ample part de l’œuvre de Frithjof Schuon, ce qui s’y découvre ne provient dans son “Urgrund  ”, d’après un néologisme germanique, en aucun cas d’une ratio mutilée mais d’une vision archétypale authentique qui en assure la parfaite rectitude   au sens que le Psaume 142 de la Sainte Bible attribue à ce terme.

Dans le cas de la théorie de l’évolution, l’incohérence déjà soulignée relative aux degrés de la réalité cosmique atteint peut-être sa plus forte expression d’autant que la psychologie jungienne[49] a amplifié ce phénomène par l’usage complètement abusif de la notion d’archétype. Les critiques que Frithjof Schuon adresse à cette fausse théorie sont éparses dans son oeuvre, mais on peut en trouver comme une sorte de «condensé» dans Logique et Transcendance  : «En réalité, l’évolutionnisme – il convient d’y insister une fois de plus – est un succédané de l’émanationnisme traditionnel[50] et consiste à nier le rapport périphérie-centre, donc la réalité même du Centre émanationniste et du rayon qui y mène, et à vouloir situer la courbe qui marque la périphérie : au lieu de monter, en partant du plan corporel et en traversant le plan animique, vers les réalités d’abord supraformelles et ensuite principielles ou métacosmiques, on imagine une hiérarchie évolutive allant de la matière, à travers la vie végétale et animale, jusqu’à la conscience humaine, elle-même considérée comme une sorte d’accident transitoire. Certains imaginent, avec une inconscience infiniment coupable quand ils se disent «croyants», un surhomme devant effacer l’homme, et qui rendrait méprisable par conséquent aussi l’humanité du Christ[51] ; et tel «génie» imagine au bout de la chaîne évolutive et progressiste quelque chose qu’il n’a pas honte d’appeler «Dieu» et qui n’est qu’un pseudo-absolu paré d’une pseudo-transcendance ; car l’Éternel sera toujours l’Alpha et a toujours été l’Oméga. Les créatures se cristallisent dans la zone corporelle en émanant, d’une manière à la fois continue et discontinue, du Centre et par conséquent du Haut, elles n’«évoluent» pas en venant de la matière, donc de la périphérie et du bas ; mais en même temps, et au-delà de notre point de vue humain, elles sont toutes «contenues» en Dieu et n’en sortent pas réellement ; tout le jeu de rapports entre Dieu et le monde n’est qu’un monologue de la relativité»[52]. Ajoutons encore que la relation de l’Invisible vers le visible ou de la forme à la matière et donc du premier être à l’homme, de l’Adam à la créature que nous sommes, est comme celui de la condensation de l’eau en glace[53]. La glace n’est pas d’une autre «espèce» que l’eau, et n’a pas «évolué» à partir de l’eau, elle en émane !

C’est seulement dans une continuité, une intelligibilité archétypale qu’il s’avère possible d’appréhender cette notion d’émanation. L’aspect «accidentel», «catastrophique» selon le mot forgé par un distingué mathématicien, ne peut être abstrait du «continuum spatio-temporel» auquel il appartient sans générer un phénomène d’illusion sur lui-même, comme une image par rapport au prototype qu’elle révèle. Le jeu des éléments ou l’interaction des données peut s’illustrer dans l’exemple du puzzle où l’information «complète», la cartographie du jeu, l’entité, serait seulement cherchée dans une ou plusieurs pièces indépendamment du sens   qui préexiste à l’ensemble ordonné.

Lorsque l’on regarde attentivement un documentaire animalier pour y décrypter les enchaînements du «fleuve du vivant» d’après la belle formule de l’éthologiste Konrad Lorenz, on ne peut qu’être ému devant le spectacle de l’extraordinaire congruence naturelle, où «l’accidentel», le sacrificiel  dans une optique plus métaphysique,  se résorbe à travers l’organisation, la subordination et la symétrie. Il y a toujours une compensation, une adéquation fusse aux confins de l’écoulement de ce courant. La «rupture», – le saut quantitatif -, ne saurait être érigée pour elle-même, en dehors du sens  plénier qui lui assure sa substantifique réalité. Comme l’écrit Philippe Michaut,  «il y a une sorte de balancement entre une interprétation en terme de continuité (darwinisme, néo-darwinisme) et en terme de discontinuité (mutationnisme, théorie des équilibres ponctués[54]). Cette tendance reflète, en réalité, celle de l’esprit humain : démarche synthétique et recherche analytique»[55].

Si nous mettons l’accent sur l’émanationnisme, c’est d’une part parce que celui-ci n’est plus compris dans son acception véritable telle que Frithjof Schuon l’a défini plus haut, et d’autre part parce que le débat sur ce sujet, s’instaure presque toujours à partir d’une opposition des termes «évolution/création», envisagés unilatéralement. En réalité, «émanation» et «création» sont comme deux visions ou deux darshana, selon une terminologie védantine, qui chacun projette un rayon de la Vérité universelle.  «(…) L’idée d’émanation explique Frithjof Schuon,  – non de creatio ex nihilo  – ne gêne en rien la transcendance ni l’immutabilité de Dieu ; du monde à Dieu, il y a discontinuité et continuité à la fois, suivant que nous envisageons l’Univers, soit selon le schéma des cercles concentriques, soit selon celui des rayons : selon la première vision, qui va du créé à l’Incréé, il n’y a aucune commune mesure entre le contingent et l’Absolu ; selon la seconde vision, qui va du Principe à sa manifestation, il n’y a qu’un seul Réel, qui englobe tout et qui n’exclut que le néant, précisément parce que celui-ci n’a aucune réalité». La distinction qu’il y a lieu d’opérer entre ces deux perspectives est plus affaire d’accentuation que divergence de nature. Ainsi «l’objection que la notion créationniste est supérieure aux notions dites «émanationnistes» ou «panthéistes» parce qu’elle est biblique et christique, et que la doctrine platonicienne ne peut avoir raison parce que Platon ne peut être supérieur ni au Christ ni à la Bible – cette objection à le défaut de passer à côté des données réelles du problème. Premièrement, ce qu’on appelle à tord ou à raison l’«émanationnisme» n’est pas l’invention de Platon, il se rencontre dans les textes sacrés les plus divers ; deuxièmement, le Christ, tout en étant traditionnellement solidaire de la thèse créationniste, ne l’a cependant pas enseignée explicitement et n’a pas nié la thèse apparemment opposée. Le message du Christ, pas plus que la Bible, n’est a priori  un enseignement de science métaphysique ; c’est avant tout un message de salvation, mais qui contient forcément, d’une manière indirecte et sous un symbolisme approprié, la métaphysique totale»[56].

Le Réel est fondamentalement métaphysique dès que l’on en scrute les linéaments diaphanes. L’incompatibilité que porte le dogme évolutionniste avec une telle perspective tient certainement au fait, comme le dit Philippe Michaut, «qu’il n’est pas une théorie de l’évolution, mais une théorie sur les mécanismes  de l’évolution. Lorsque les scientifiques discutent âprement l’évolution, c’est sur les mécanismes qu’ils le font et non sur le fait  de l’évolution. Et c’est là que le bât blesse : le fait est admis, mais il constitue un postulat.

«Pour l’épistémologue Karl R.- Popper, le darwinisme n’est pas une théorie scientifique car il n’est pas directement réfutable par les faits. Car il est impossible de le tester directement. (…) L’évolutionnisme est souvent présenté comme un dogme, trop souvent perçu comme tel. Adhérer à l’évolutionnisme est, finalement, un acte de foi[57]».

«L’accidentel» rejoint encore une fois ici un rationalisme apparent puisque ce dernier dans un renversement inattendu se légitime par un semblant d’acte de foi.

On pourrait encore relever que la curieuse insistance sur la longue durée des âges géologiques, d’ailleurs fortement remise en cause, et constamment modifiée ce qui en altère nécessairement la validité, n’offre pas la moindre pertinence et le plus petit intérêt dès lors que l’on admet la susdite perspective métaphysique selon laquelle le «Maintenant de Dieu», («daz nû der êwikeit») d’après la formule éckhartienne  ou «Instant Absolu» «créé» de toute éternité. De façon identique Tchouang-Tseu affirmait : «Toute distinction de lieu et de temps est illusoire ; la conception de tous les possibles se fait sans mouvement et hors du temps»[58].

III) Le «dogme» laïcisé du «concrétisme» ou du «factisme» ou le cas de la pseudo «méthode historico-critique» :

Ce qui est appelé la «méthode historico-critique»[59] et qui irrigue quasi toute l’exégèse des Écritures, particulièrement du Protestantisme, à depuis des années une influence extrêmement pernicieuse car elle vide la Révélation de tout contenu par la dissolution qu’elle opère sur le symbole et ainsi sur le Sacré. Non seulement les critères sur lesquels elle repose sont radicalement faux, mais c’est leur fausseté même qui a produit  ces dernières années toute une série d’erreurs et de problèmes insurmontables[60], que les tenants même de cette méthode, lorsqu’ils ne sont pas obnubilés par elle, reconnaissent, souvent à leur corps défendant.

Notre troisième exemple résume par les impératifs idéologiques qu’il véhicule les deux précédents à travers sa thématique évolutionniste et progressiste, son rationalisme, et ses dérivés, «surfacialisme», «concrétisme», abstraction et fixation sur «l’accidentel» au détriment du continu. Tous ces éléments sont rassemblés dans la méthode historico-critique, véritable cheval de Troie de l’évacuation du Sacré et de l’impossibilité de comprendre le Revelatum.

Frithjof Schuon nous rappelle qu’«il y a (…) quatre ordres essentiels à envisager, à savoir l’universel, le général, l’individuel et l’accidentel»[61], trois de ces ordres introduisant nécessairement des restrictions ou des limitations à leurs niveaux respectifs. Si l’on nous dit que le premier cité – l’universel – n’a pas de réalité[62], il conviendra de justifier comment un mot peut, linguistiquement ou de toute autre façon, nier le référent ou le signe au moyen duquel son sens   émerge[63] ? Malgré qu’elle s’essaie parfois à prétendre le contraire toute science répond structurellement du général, et de l’universel à posteriori, comme par négation de son mode propre, jamais à priori. Si tel n’était pas le cas cela contredirait la démonstration popérienne de falsifiabilité des énoncés scientifiques[64]. Or la susdite «méthode» infère une confusion de ces quatre ordres, à la fois par mélange de ceux-ci et incompréhension de leur hiérarchisation. Que ce soit le statut donné à la raison, au concept d’histoire ou à celui de liberté – le fameux «libre examen» -, si l’on se donne la peine de les soumettre à une analyse stricte dans l’optique ici retenue aucun ne peut maintenir sa valence, en tant que postulats.

Compte tenu des limites qu’impose la présente étude, il n’est pas possible de pénétrer plus avant dans l’examen point par point de l’assertion soutenue. Nous ne souhaitons qu’esquisser quelques axes de recherche qui découle de l’œuvre ici présentée.

Toutefois, nous retiendrons pour leur généralité, le «deuxième présupposé» qui «se rapporte au concept de réalité», et l’alinéa a) du «troisième présupposé», lié au «concept d’histoire», et qui entend signifier plus particulièrement que «seuls les phénomènes présentant une analogie dans notre perception actuelle de la réalité peuvent prétendre à l’historicité»[65].

Dans le premier cas, si la réalité «est un donné qui, dans sa totalité, est accessible au sujet connaissant et qui, en matière d’histoire permet de reconstruire le passé par analogie», constatons la carence logique qu’il y aurait à accorder d’un côté une position suréminente à la raison tout en assignant «au sujet connaissant» une fonction que cette même raison ne peut lui transmettre, ainsi que nous l’avons vu au début de cet article. Non seulement le rôle  de la raison tel qu’il est retenu par la méthode est loin d’être adéquat pour la connaissance du passé, mais aussi la raison fragmente la réalité qu’elle prétend caractériser. Il est dès lors contradictoire de considérer «la raison en tant qu’instance autonome et normative»[66], car si elle est autonome on ne peut lui attribuer une capacité à «normer», et si elle possède cette faculté c’est par son intégration au sein du processus cognitif que l’Intellect lui délègue.

Dans le second cas, ramener l’historicité à des critères actuels, revient d’une part à dévaluer implicitement le passé, d’autre part à lui surimposer une visée évolutionniste qui n’est pas vierge d’un jugement sur ce même passé, en le vidant ainsi de sa dimension mythique et intemporelle par son immersion dans le symbole. L’historicisme évacue par définition toute transcendance, et il n’est alors guère surprenant qu’on en conclue stupidement et hâtivement que «le texte  biblique perd son statut de texte sacré  ».

Enfin, il y a une autre caractéristique à ces derniers «présupposés», c’est que le regard posé ressemble à s’y méprendre à celui des colons protestants considérant comme des «sauvages» ou des «arriérés» les Indiens d’Amérique du Nord. Ceci est d’ailleurs corroboré par l’histoire même de la méthode. Je qualifierais volontiers le volet «historique» de cette méthode de «péplum» en tant qu’imitation de reconstitution comme le sont ces films italiens qui portent cette épithète, et qui n’ont de rigueur historique que par rapport à l’argent qu’on veut bien injecter dans «l’importance» des décors. Il y a toujours quelque part un vieux fonds de colonialisme qui transparaît. On peut se demander si pour bien des personnes la vogue actuelle pour les peuples amérindiens, – à bien des égards positives -, est autre chose qu’une compensation aux désagréments de la vie moderne et l’éventuelle prise de conscience de la dimension «totalitaire»[67] que ce regard rétrospectif impose sur les communautés traditionnelles ?

Parler de vérité en réduisant celle-ci à l’horizontalité immanente de l’histoire, c’est ruiner le Mystère de l’Incarnation du Dieu «qui s’est fait homme». Lorsque Frithjof Schuon évoque la relation entre Vérité et Présence dans le Christianisme et qu’il énonce que «l’élément Présence prime l’élément Vérité, (…) [mais que c’est] en ce sens que la Vérité s’identifie au phénomène du Christ ; la Vérité chrétienne, c’est l’idée que le Christ est Dieu»[68], il est alors incontestable que la négation des prérogatives traditionnellement et surtout logiquement  attribuée à la Divinité du Christ, entre autre à travers une historicisation déplacée de celle-ci, engendre fatalement  une perte de la foi, et un éventuel sentiment de révolte devant ce qui masque, rend opaque mon appartenance dans l’espérance, fruit de mon amour du Christ. «Ce qui garantit la fonction spirituelle du récit sacré, c’est le symbolisme d’une part et le caractère traditionnel d’autre part : dans le cas des récits du Mahâyana, c’est le Bouddha qui se porte garant de la réalité et partant de l’efficacité du récit, c’est-à-dire qu’il garantit, sinon absolument l’historicité des faits, du moins certainement leur vérité spirituelle, qui prime l’historicité, et leur vertu salvatrice, qui est la raison d’être du mythe, comme l’indique Frithjof Schuon, qui ajoute dans une note saillante à ce sujet : «S’il n’en était pas ainsi, on ne s’expliquerait pas que les quatre Évangiles puissent se contredire sur certains détails et que les anciens Chrétiens n’en aient pas été gênés, ni que les visions des saints puissent diverger. Ce même principe de primauté du réel spirituel explique à plus forte raison les différences «mythiques» des religions»[69].  En d’autres termes,  la soi disant «méthode historico-critique» détruit la possibilité pour le symbole de transmettre efficacement les Énergies d’En haut. On ne saurait mieux   subvertir le christianisme !

Il découle de ces brèves observations qu’aucun des «présupposés» envisagés ne se concilie avec les considérations «opératives» que le Dr Ladislas Robert a retenu sur la nature de la sagesse. La méthode «historico-critique» est un réductionnisme et un négationnisme à tous les niveaux de la réalité et appartient soit au magasin des farces et attrapes ou d’après la terminologie adoptée à ce «rationalisme apparent» et à cet «abus du concret» ou « concrétisme » dont Frithjof Schuon démontre l’inanité.

  1. Le nouveau regard de Méduse, pour ne pas conclure

On sait que Méduse est dans la religion grecque l’une des trois Gorgones, dont le regard pétrifiait celui qui le croisait. Cette pétrification n’est-elle pas pleinement incarnée par le rationalisme qui arrête la vision du réel sur une portion de celui-ci, figeant ainsi  le mouvement dans une subjectivité détachée de toute corrélation transcendantale objective ?

Le scientisme n’est  que la rupture individualiste et passionnelle opérée par la raison  de son intégration au fonctionnement équilibré de l’Intellect ; elle se manifeste avec d’autant plus d’intensité sous l’horizon du Kali Yuga, que la dimension d’autorité au sein de la Vérité s’y trouve voilée ou parodiée. L’une des facettes du «nouveau regard de Méduse», est l’obnubilation ou l’effet d’hypnose qu’engendre un découpage artificiel de la réalité, celui-ci entrant dans le processus soi-disant descriptif de la méthode scientifique, mais opérant un choix sélectif, qui même démultiplié demeure en retrait des visées épistémologiques dont elle prétend délimiter le signe  à défaut de se saisir du sens.

Cette hypnose est particulièrement manifeste dans la technique relative à tel ou tel secteur de recherche. Ainsi chaque science à sa terminologie distinctive qui la met à priori  à l’abri de la critique des opportuns. En réalité, la pédanterie et l’infatuation du masque lexico-technique dissimule le plus souvent une excessive pauvreté dans l’armature des postulats pour ne rien dire de l’absence de tout principe. Ainsi de la théorie de l’évolution qui n’est plus que ruine et dogme laïcisé dont le catéchisme positiviste est ressassé comme une vieille antienne.

Nous avons intitulé notre article «Paradoxes et Masques de la Misosophie». Les masques sont ceux que l’homme appose en tentant de séduire Mâyâ  par des artifices techniciens. Les paradoxes qui en sont l’illustration «chaotique», reviennent à se prétendre orgueilleusement «rationnel» et à l’abri de l’erreur parce qu’on use et abuse de tel ou tel langage détaché de son objectivité divine. L’épistémologie des sciences par sa dissémination phénoménale est dépourvue de toute objectivité autre «qu’apparente»[70]. La psychologie moderne renvoie constamment à une intersubjectivité où le sujet n’est pas compris dans sa consistance unitive et dans la transparence plénière de son interdépendance ontologique. L’équilibre de toute sagesse est en «réalité» en quelque sorte prédéterminé par l’intégration distinctive du «sujet» et de l’objet à tous les niveaux des états de l’être. Frithjof Schuon a parfaitement circonscrit ce problème lorsqu’il précise : «C’est dire que la doctrine de la Subjectivité suprême exige une prédisposition providentielle à la recevoir ; nous disons une «prédisposition» plutôt qu’une «capacité», car la principale cause d’une incompréhension métaphysique est moins une incapacité intellectuelle foncière qu’un attachement passionnel à des concepts conformes à l’individualisme naturel de l’homme. D’une part, le dépassement de cet individualisme prédispose à ladite compréhension ; d’autre part, la métaphysique totale contribue à ce dépassement ; toute réalisation spirituelle a deux pôles ou deux points de départ, l’un se situant dans notre pensée, et l’autre dans notre être»[71].

Le processus de réification que l’on constate au sein du monde moderne et dont nous avons tenté d’esquisser dans notre présentation du rationalisme quelques effets singulièrement négatifs, n’est-il pas le «moteur» de l’involution des civilisations traditionnelles ou des communautés humaines à fondement métaphysique ? Ce développement tout en poursuivant ses effets de laminage et de corrosion, déploie maintenant avec les nouvelles technologies («Internet», «Walkman», «Natel», «réalité virtuelle», etc.) un autre volet de son emprise : la parodie par réplication, la copie se substituant à l’original et favorisant en «douceur» la séparation de l’être et de son humus qu’est ce «est» en lui. L’individu perd le sens de l’altérité  sans qu’il puisse offrir de véritable résistance tant le procédé respecte «apparemment» les velléités de son vouloir amoindri[72]. Celui-ci s’apparente pleinement aux charmes délétères et fascinant du serpent biblique ou de la Mâyâ  hindoue.

Il peut être plus étrange de découvrir la présence de ce «processus» chez des personnes qui manifestent habituellement et à priori une forme de «connaissance métaphysique». A cet égard il semblerait que l’on puisse être musulman «guénonien» et astrophysicien de surcroît, et oublier certaine vérité principielle   ou doctrinale ? Ainsi, dans un récent volume de la revue Question de, consacré à l’exploration de la relation entre sciences et conscience, monsieur Abd-Al-Haqq Guiderdoni écrit que «les lois de l’astrophysique, de la biologie, de la paléontologie sont [sic] universelles[73]» Ce type d’erreurs est typique du substrat que véhicule le monde moderne.

Le doute qui a été semé dans la tête du petit Syméon dans notre anecdote relatée en exergue, est comme un arrêt, une brisure dans l’âme. D’un autre côté, l’expérience de la sagesse ou de la Sophia perennis  comme la désigne Frithjof Schuon laisse poindre cette grâce que Dieu a déposée dans l’âme de l’homme, qui fait de lui un «trait d’union»  ou pontifex  entre le Ciel et la Terre. L’enfant et l’adulte se tiennent alors par la main. Nous dirons que l’une des dimensions pédagogiques exceptionnelles, – et peut être un mystère de sa fonction eschatologique  -,  de l’œuvre de Frithjof Schuon est de ramener et d’inscrire l’Etre, pour celui qui l’oublie, par delà le passage incessant du discontinu et de son pouvoir corrosif, au cœur du chemin continu de la vie perçue dans la plénitude de son universalité vraie. Laissons les cordes du «luth métaphysique» nous prodiguer encore quelques vibrations de pure intériorité   : «Nous avons vu que le monde, la vie, l’existence humaine, se présente pratiquement comme une hiérarchie complexe de certitudes ou d’incertitudes. Si l’on nous demandait ce que l’homme, placé dans ce monde d’énigmes et de flottements qui est le sien, doit faire avant tout, nous répondrions qu’il y a là quatre choses à faire ou quatre joyaux à ne jamais négliger : premièrement, accepter la vérité ; deuxièmement, en avoir toujours conscience ; troisièmement, éviter ce qui est contraire à la vérité ; et quatrièmement, accomplir ce qui leur est conforme. Toute religion et toute sagesse se laisse réduire, extrinsèquement et humainement, à ces quatre lois : dans toute tradition, nous voyons en effet une vérité immuable, puis une loi d’«attachement au Réel», de «souvenir» ou d’«amour» de Dieu, et ensuite des prohibitions et des injonctions ; et nous avons là un réseau de certitudes élémentaires qui encadre et résout l’incertitude humaine, et qui réduit ainsi tout le problème de l’existence terrestre à une géométrie simple et primordiale»[74].

Merci Frithjof Schuon.

Copyright, Olivier DARD, 30, Chemin François-Lehmann, 1218 Le Grand-Saconnex/ Genève, Suisse.

[1]Dans Le Soufisme, voile et quintessence  de Frithjof Schuon, nous lisons cette excellente explication de la misosophie : «Un auteur allemand (H. Türck) a proposé le terme de “misosophe” – “ennemi de la sagesse” – pour ceux des penseurs qui sapent les fondements mêmes et de la vérité et de l’intelligence. Nous spécifierons que la misosophie – sans parler de quelques précédents antiques – commence grosso modo par le “criticisme” pour aboutir aux subjectivismes, relativismes, existentialismes, dynamismes, psychologismes et biologismes de tout genre. Quant au terme ancien de “misologie”, il désigne surtout la haine fidéiste contre l’usage de la raison», note 2/, page 98. C’est bien sûr dans le premier sens usité par Frithjof Schuon que nous l’entendons.

[2]Voir, Archimandrite Sophrony, Starets Silouane, Moine du Mont-Athos : Vie, Doctrine, Ecrits, page 14, Éditions Présence, Paris, 1996.

[3]Voir, Livret d’introduction, page 1, accompagnant le coffret musical des deux «C.D.» de l’ensemble Al-Kindî, sous la direction du Shaykh Hamza Shakkûr, Éditions Le Chant du Monde/ Harmonia mundi, CMT 574 1123.24, 1999, Paris.

[4]«La réponse que la raison  nous donne – car elle n’est que réponse – dépend étroitement de la question qu’on lui pose. Elle est conditionnée par elle dans son unité, sa mesure, son échelle. Toute réponse est dans un certain sens contenue dans la question par les postulats qu’elle suppose», écrit Luc Benoist, page 14, de l’Ésotérisme, Que Sais-je ?   No 1031, Éditions P.U.F., Paris, 1980.

[5]Voir la préface à De l’Unité transcendante des religions, page 9, Éditions du Seuil, Paris, 1979. Un autre aspect de cette distinction capitale et en aucun cas simplement  «formelle», tient à l’usage que font de nombreux auteurs actuels du terme “philosophie” dans une acception plus ou moins rigoureuse de “sagesse”, alors qu’ils leurs seraient certainement utiles de méditer la manière dont Schuon procède à ces délimitations ;  car on perçoit chez eux encore trop souvent des confusions entre le psychisme et le spirituel qu’une terminologie fautive et inadéquate entretient. Ainsi, le théologien Jean-Yves Leloup, s’autorise-t-il à parler de (sic) «l’inconscient»  du Prophète de l’Islam, qui serait «submergé par l’inconscient collectif (…)», ce qui est outrepasser grandement les limites du plausible et du recevable. Un peu plus loin dans le même ouvrage, il écrit que pour Angélus Silésius, «Dieu est une création de l’homme» ! Ces passages se trouvent respectivement page 70, et 84, de Sectes, Églises, religions : de l’égarement au discernement, Éditions Le Fennec, Paris, 1996. On découvre des confusions tout aussi aberrantes chez le peu sérieux “Swami” Prajnanpad, avec l’introduction d’un jargon emprunté à une psychanalyse de bazar, dont le terme de “lying” – qui ne signifie que reviviscence – est un exemple. Cette attitude indique une forme d’orgueil déplacé, en ce que, ne parvenant pas à comprendre la métaphysique, – et donc à en transmettre traditionnellement  le contenu – ici celle du Védânta, on estime «normal» et «scientifique» de lui substituer ou de lui adjoindre les inepties de cette pseudo “science” que René Guénon qualifiait de  «sacrement du diable»…

[6]In, Forme et substance dans les religions, page 152, Éditions Dervy-Livres, Paris, 1975.

[7]Au sens de l’ambiguïté de Mâyâ. Voir l’importante étude de Patrick Laude, Humour, rire et sainte folie : à propos de l’ambiguïté de Mâyâ et du principe démiurgique, in, Connaissance des Religions, No 60, Cosmologie et Images du Monde, pages 10-47, Paris, décembre 1999-avril 2000.

[8]Logique et Transcendance  a été publié à Paris en 1970 aux Éditions Traditionnelles. Nous n’oublierons jamais «l’ébranlement intérieur» immense que fût cet ouvrage, et singulièrement ces premiers chapitres, alors que nous avions consacré plusieurs années à l’étude de l’école dite du positivisme logique   (de R. Carnap à G. Ryle et consorts) et de l’analyse des propriétés du langage, ainsi qu’à une réflexion sur les travaux du philosophe allemand Martin Heidegger ! Les quatre chapitres cités occupent les pages 15 à 86 de l’ouvrage. En ce qui regarde Heidegger, qui n’est pas un métaphysicien, et a passablement obscurci des questions difficiles, le Pr. Jean Borella fait cette intéressante remarque : «Heidegger voit, dans l’identification du réel véritable aux Idées, l’acte de naissance de la “métaphysique”, donc de l’oubli de l’être au profit de ce qui  est. Mais Platon a lui-même récusé cette conception, que Jean-François Mattéi nomme celle de l’«Idée fixe», et dont il montre, dans une étude remarquée, qu’elle n’est pas celle de Platon (L’Étranger et le simulacre. Essai sur la fondation de l’ontologie platonicienne, P.U.F., Paris, 1983, page 276) (…)», Note 19/ page 184, in, Penser l’analogie, Éditions Ad Solem, Genève, 2000.

[9]Du fait de l’absence de concomitance entre ces concepts en forme de «postulats» et la finalité que ceux-ci induisent dans les différents ordres de réalité.

[10]«Pour le kantisme, dont Maritain a bien vu qu’il exprime l’un des aspects fondamentaux de la science moderne, (…)», écrit Jean Piaget, in, Sagesse et illusions de la philosophie, page 232, collection Quadrige No 139, Éditions P.U.F., Paris, [1965], 1992. Que la «connaissance» [apparaisse] «comme une interaction entre les opérations structurantes du sujet et les propriétés de l’objet», comme nous le dit Piaget, page 119, op. cit., contient une part de vérité à son niveau, mais n’autorise pas à réduire l’intelligibilité à ce que Piaget appelle l’isomorphisme, c’est-à-dire la correspondance des structures entre «les systèmes matériels d’ordre causal et les systèmes implicatifs de signification».  Piaget indique ici qu’il n’accepte ni l’interactionnisme, ni la réduction simplement physicaliste. Néanmoins, ces «systèmes implicatifs», se situent de toute façon en retrait  par rapport au «contenu» de l’intelligibilité et témoignent à contrario   – au sens subjectif et réducteur – de ce que Piaget nomme le «constructivisme». L’attitude apparente de Piaget à l’égard de la métaphysique paraît l’indiquer.  [Voir, L’explication en psychologie et le parallélisme en psychophysiologie, in, Traité de psychologie expérimentale, Vol. III, Éditions P.U.F., Paris, 1966. Par ailleurs, indépendamment de la notion «d’émergence», laquelle ne peut être niée, tout processus de structuration à des causes dont la complétude n’est pas non plus réductible aux présupposés de celui-ci. Cette complétude pouvant s’entendre par le développement d’une technique de désidentification, – après avoir quitté les identifications abusives –  afin qu’émerge un centre de pure conscience. On peut ainsi comprendre en quoi bien des approches  qui se prétendent rationalistes évacuent la possibilité («rationnelle») même d’accéder à l’objet de leur quête par un réductionnisme, qui ne s’avoue pas pour ce qu’il est, voir par des raisonnements tautologiques, comme dans certaines formulations de la théorie évolutionniste. Pour revenir à Piaget, faut-il rappeler l’avis que le grand logicien hollandais E.W. Beth exprima lors de la parution en 1949 du Traité de logique   de Piaget ? Nous sommes à ce propos en plein accord avec le Père J.-M. Bochenski qui remarque : «Quant à Piaget, personne parmi les logiciens ne le prend au sérieux. (…) C’était un piètre logicien. Il a commis, et je ne puis m’exprimer autrement, il a commis une logique formelle. Personne vraiment, au XXe siècle, n’a jamais fait pareille chose, même les scolastiques les plus ignorants. Personne n’a érigé un tel monument d’ignorance», in, Entre la logique et la foi, Entretiens avec Joseph.-M. Bochenski, recueillis par Jan Parys, pages 69-70, Éditions Noir sur Blanc, Montricher, Suisse, 1990.

[11]In, Logique et Transcendance, op. cit., page 40. Frithjof Schuon est ici pleinement Védantin. Olivier Lacombe observe au sujet de l’existence du Soi chez Shankarâchârya : «S’il était besoin d’un moyen de connaissance pour révéler l’existence du Soi, comment le Soi serait-il le centre et le principe de toute notre organisation épistémologique ? De toute nécessité c’est lui qui se révèle lui-même en révélant ses objets : il est attesté par lui-même immédiatement, translumineusement, existentiellement. Et ceci dans l’expérience de l’instant». In, L’Absolu selon le Védânta , page 233, Éditions Paul Geuthner, Paris, 1937. Le discours scientifique procède souvent de cet alternativisme que dénonce Frithjof Schuon, qui absolutise tel paramètre au détriment de tel autre, en fonction soit d’un subjectivisme qui ne s’énonce pas pour ce qu’il est, soit  d’une sorte d’hypertrophie des «faits» qui ne sont pas reporté à leur contexte réel.  Si ce n’est pas forcément le cas dans la pratique elle-même, c’est du moins ce qui ressort de l’analyse des nombreuses publications dans de multiples secteurs des sciences.

Comment expliquer autrement des erreurs aussi graves que celle ayant atteint M. Robert Wenger, en Suisse, qui décrété «aujourd’hui» parfaitement «sain d’esprit», a été interné une ample partie de sa vie de façon totalement arbitraire semble-t-il, et sur la base d’un diagnostique erroné puisque ce dernier a été favorablement révisé. Cette affaire peu flatteuse pour la médecine a été dévoilée par M. Hosang Balz, de la «DRS», et adaptée en français sous forme d’un documentaire de la Télévision suisse romande par M. Éric Burnand. Les cas d’internement abusifs (et la morgue révélatrice des médecins) – pour de toutes autre raisons  que celle relevant de la rigueur «scientifique» – de plusieurs écrivains, Antonin Artaud, Knut Hamsun ou Ezra Pound – sur ce dernier voir la belle biographie de John Tytell, Ezra Pound le volcan solitaire , surtout les pages 350 et suiv., Éditions Seghers, Paris, 1990 –  entre autre, sont suffisamment connus pour que nous n’y revenions pas. La querelle des contre-expertises dans de multiples procédures criminelles indique aussi que la «scientificité» est bien davantage un concept «idéologique» qu’une réalité empirique.

[12]Sur la question du réductionnisme «neuronal», voir l’article de François Lurçat, De l’homme neuronal aux neurosciences, in, Commentaire  No 31, automne 1985, pages 882-886, qui montre bien les erreurs et les impasses du succès de librairie que fût L’homme neuronal  de Jean-Pierre Changeux. Paul Churchland, parmi bien d’autres chercheurs actuels, lui emboîte le pas dans une version «actualisée» à peine différente. Il est tout de même révélateur que J.-P. Changeux, dans un récent dialogue avec le mathématicien Alain Connes, (voir, Matière à Pensée, Éditions Odile Jacob, Paris, 1989) fasse appel à Platon et Aristote pour s’extraire de difficultés méthodologiques semble-t-il insurmontables sans leurs concours ! On lira avec profit, l’article synthétique de John R. Searle, Deux biologistes et un physicien en quête de l’âme : Crick, Penrose et Edelman passés au scalpel de la critique philosophique, in, La Recherche, No 287, mai 1996, pages 62-77. Les travaux du Pr. J.-P. Changeux, comme ceux d’Edelman, Dennett et d’autres, ont fait l’objet d’une analyse critique par le Prix Nobel de médecine Sir John C. Eccles, in, Comment la conscience contrôle le cerveau , Éditions Fayard, Paris, 1997, qui procède selon une grille interprétative dite des «trois mondes», qui fût élaborée en collaboration avec le logicien Karl R. Popper. Cette théorie est elle-même analysée dans la synthèse du Pr. J.-F. Lambert susmentionnée, et aussi dans un autre article du même auteur : L’absence qui fait signe : les sciences cognitives et la naturalisation de l’Esprit, pages 9-37 [25]  in, Colloque l’Esprit et la Nature, 11-12 mai 1996, in, Cahiers du Groupe d’Études Spirituelles Comparées No 5, Éditions Archè, Milan & Paris, 1997. Voir aussi l’excellente étude de Giovanni Monastra, De la physique à la biologie : les nouveaux paradigmes, in, Nouvelle Ecole, Physique, No 43, 1985-86, pages 73-83.

[13]L’un de ceux-ci consiste dans le recours à une «scientificité d’apparence» : dans la présentation du livre d’Alan Sokal et de Jean Bricmont, intitulé Impostures intellectuelles, et paru aux Éditions Odile Jacob, Paris, 1997, Nicolas Journet écrit : «Sokal et Bricmont partent en guerre, au fil de leur livre, contre ce qu’ils nomment le «relativisme cognitif», qui professe que la vérité d’une proposition est toujours relative à un individu ou à une collectivité humaine, en un moment donné de son histoire. Cette vision du monde imprègne, selon eux, «certains secteurs des sciences humaines et de la philosophie» contemporaines. Pour ces deux physiciens, il n’y a pas de doute que ce relativisme est incompatible avec l’idée même de connaissance scientifique». In, Dossier, Les sciences humaines sont-elles des sciences ? , Les enjeux de l’affaire Sokal, pages 30-33, Sciences Humaines   No 80, février 1998. Or  les critiques pleinement fondées de ces deux physiciens contre les détournements opérés par Jacques Derrida, Michel Serres, Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Julia Kristeva et quelques autres ont produit des «crispations et des fermetures idéologiques» qui sont autant d’indicateurs du statut disproportionné accordé à un «rationalisme apparent» et non «réel», selon la formulation de Frithjof Schuon,  dans l’Occident moderne.

Pour appréhender une autre facette de cette délicate question on consultera l’ouvrage du Dr Philippe Decourt, Les Vérités indésirables, Vol. 1, Faut-il réhabiliter Galilée ?, Comment on falsifie l’histoire : le cas Pasteur, Éditions Archives Internationales Claude Bernard, Paris, 1989. Ce livre très documenté montre bien que ce qui est déclaré «scientifiquement vrai» encore aujourd’hui dans des milieux très différents – par exemple la légende de la persécution de Galilée par l’Église – est loin de correspondre à la réalité des faits. Sur Galilée et la présentation qui en est faite dans d’innombrables manuels à prétention (sic) “scientifique”, Arthur Koestler relevait : «La personnalité de Galilée, telle que la présente la vulgarisation scientifique, est encore plus éloignée de la vérité que celle du chanoine Koppernighk [orthographe polonaise de Copernic]». «Galilée n’a pas inventé le télescope. Ni le microscope. Ni le thermomètre. Ni l’horloge à balancier. Il n’a pas découvert la loi d’inertie ; (…) il n’a apporté aucune contribution à l’astronomie théorique ; il n’a pas laissé tomber de poids du haut de la tour de Pise ; et il n’a pas démontré la vérité du système de Copernic. Il n’a pas été torturé par l’Inquisition, il n’a point langui dans ses cachots, il n’a pas dit Eppur si muove  ; il n’a pas été un martyr de la science», in, Les Somnambules : Essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers, page 417, Éditions Le Livre de Poche No 2200, Paris, 1973.  Le Dr Decourt parvient aux même conclusions dans son ouvrage.

[14]In, Les Cahiers Jean Scot Erigène, vol. 3, Connaissance traditionnelle et connaissance rationnelle, pages 135-222, Éditions Guy Trédaniel, Paris, 1992. Cette étude d’une certaine ampleur, et d’une grande richesse, mets parfaitement en évidence les problèmes posés par les développements les plus récents des sciences cognitives, et des neurosciences, en les confrontant aux acquis des mathématiques – théorème de K. Gödel, entre autre – et de la mécanique quantique. Le Pr. J.-F. Lambert enseigne à l’Université de Paris VIII, et est l’auteur d’un nombre important de travaux en psychophysiologie et en recherche sur les mécanismes de formation et d’élaboration de la parole. Cette référence n’indique aucunement que nous soyons en accord sur toutes les conceptions de l’auteur, ni que celle-ci exclue d’autres démarches !

[15]Ou  «classiques», comme le théorème de K. Gödel, et l’analyse de la notion «d’indicible» par L. Wittgenstein. De ce dernier, l’auteur cite cet extrait intéressant : «Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde» (T6.41)… Il remarque que «contrairement au cognitivisme orthodoxe, Wittgenstein, s’il ne voit pas de sujet métaphysique dans le monde, l’établit à ses bornes» (page 152, op. cit.,). Le principal biographe de L. Wittgenstein, Ray Monk, précise d’ailleurs, contrairement à ce que supposent beaucoup de personnes sur la relation que celui-ci entretenait avec la religion, que «Wittgenstein continua de croire fermement que le christianisme est effectivement la seule voie vers le bonheur». In, Wittgenstein, le devoir de génie, page 129, Éditions Odile Jacobs, Paris, 1993.

[16]Op. cit., page 151.

[17]Op. cit., page 214.

[18]Op. cit., page 215.

[19]Op. cit., page 216.

[20]Le regretté Pr. Fernand Brunner note : «Et même nous l’ignorons entièrement [l’essence de l’objet]puisque nous ne savons pas qu’elle relation ce que nous atteignons de l’objet entretient avec l’objet lui-même. (…) On voit donc que l’objectivité des sciences modernes n’est pas une objectivité pour l’objet, mais une objectivité pour nous», in, Science et Réalité, page 21, Éditions Aubier/Montaigne, Paris, 1954.

[21]Selon la célèbre parole de Maître Eckhart concernant la “prééminence” de l’Intellect sur la ratio  : «Aliquid est in anima quod est increatum et increabile ; si tota anima esset talis, esset increata et increabilis, et hoc est Intellectus». Saint Thomas d’Aquin dit la même chose dans la Somme Théologique   en I, q, 84, a, 5. Le Prophète Muhammad exprime : «La première chose créée par Dieu a été l’Intellect». Dans la théologie Orthodoxe, notamment chez saint Maxime Le Confesseur, l’Intellect s’appelle le “Noûs ”. D’après Damascius, «l’Intellect intelligible ne sera pas dit Intellect parce qu’il pense, mais parce qu’il est causant de ce qui pense», in Des premiers Principes, Apories et résolutions, page 572, Éditions Verdier, Paris, 1987. Enfin, le passage suivant de la Bhagavad Gîta énonce la même réalité : «La vaste immensité (le Principe dont est issu l’Intellect) est la matrice dans laquelle je dépose ma semence. D’elle naît le premier élément, l’Intellect manifesté (…)» (ref., 14, 3,).

[22]In, Logique et Transcendance, [Évidence et Mystère ], op. cit., page 102.

[23]«L’être comme tel, c’est-à-dire en tant que mode d’objectivation, envisage nécessairement la «Conscience» une – dont en réalité il n’est point distinct – comme «externe» ;», écrit Frithjof Schuon, in, Perspectives spirituelles et faits humains, page 145, Éditions Les Cahiers du Sud, Paris, 1953.

[24]Qu’il faut distinguer de la simple intuition sensible. «Nous avons dit que dans la connaissance rationnelle ou mentale, les réalités transcendantes saisies par la pensée sont séparées du sujet pensant ; or dans la connaissance proprement intellectuelle ou cardiaque, les réalités principielles saisies par le cœur se prolongent elles-mêmes dans l’intellection ; la connaissance cardiaque est une avec ce qu’elle connaît, elle est comme un rayon ininterrompu de lumière», écrit Frithjof Schuon, in, L’Ésotérisme comme Principe et comme Voie, page 17, Éditions Dervy-Livres, Paris, 1978.

[25]Jean Borella, Aperçus sur les doctrines linguistiques de l’Inde [I], page 15, in, Études Traditionnelles, No 479, Paris, 1983. Le Pr. Borella remarque dans cette belle étude que, «la grammaire hindoue, à l’instar de la géométrie grecque, dès le Vème siècle avant J.-C., atteint, dans l’analyse des formes du langage, un degré de perfection technique qui ne sera jamais dépassé, de l’aveu même des modernes (…), [et que] ce cas d’une reconnaissance, par la science moderne, d’une science traditionnelle, nous paraît unique» (op. cit., page 13).

[26]Titus Burckhardt, La symbolique du miroir dans la mystique islamique, in, Aperçus sur la connaissance sacrée, page 52, Éditions Archè, Milano & Paris, 1987.

[27]L’Épreuve du Sens : Science et Incomplétude, op. cit., page 217.

[28]In, Regards sur les mondes anciens, page 121, Éditions Traditionnelles, Paris, 1980.

[29]Dr Ladislas Robert, Vieillissement du cerveau et démence, pages 115-116, Collection Nouvelle Bibliothèque Scientifique, Éditions Flammarion, Paris, 1998. L’auteur a reçu pour ses découvertes le Prix Novartis en 1997. Plusieurs études scientifiques récentes ont montré que tant la prière que la méditation, à l’instar du Yoga, ont toutes deux des conséquences «physiques» extrêmement positives sur le fonctionnement général du métabolisme humain. Voir à ce sujet, le Recueil des conférences du Congrès de Lyon : L’Approche spirituelle en psychiatrie, méditation et psychothérapie, Lyon, 18-19 mars 1994, Éditions Spiramed, Suresnes, 1994.

[30]Le Shaykh Ahmad al-‘Alawî, observait : «La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l’être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on voit. Il n’est plus besoin de croire quand on voit la Vérité», in, Martin Lings, Un saint soufi du XXème siècle : le cheikh Ahmad al-‘Alawî, page 37, Collection de poche Points-Sagesses No 38, Éditions Seuil, Paris, 1990. Victor Goldschmidt remarque de son côté, «(…) que la notas, (la nouveauté) au moyen âge et jusqu’à Bossuet, est réputée signe d’erreur, la vérité ne pouvant s’établir que sur le fondement de la tradition. En dépit de tous les arguments qu’on peut invoquer in utramque partem, il n’est pas sûr que nous ayons gagné au change», note 3/ page 193, in, Platonisme et pensée contemporaine, Éditions Vrin, Paris, 1990.

[31]Frithjof Schuon remarque que : «Les penseurs rationalistes se refusent en général à admettre une vérité qui présente des aspects contradictoires et qui se tient, apparemment insaisissable, entre deux énonciations extrinsèques et négatives. Or, il est des réalités qu’on ne saurait formuler autrement», in, Perspectives spirituelles et faits humains, page 134, op. cit.

[32]Dans une note de Perspectives spirituelles et faits humains, Frithjof Schuon rappelle  ce mode de fonctionnement de la perception visuelle humaine : «(…) En d’autres termes, si on voyait les arbres du Paradis, l’esprit doué d’une vision appropriée les accepterait comme «normaux», exactement comme le mental accepte les arbres de la terre. Il est instructif, dans cet ordre d’idées, de noter que la rétine de l’oeil ne retient que des images renversées, et que c’est l’esprit qui rétablit le rapport normal et objectif». (op. cit., page 133, Note 1/).

Sur le principe de complémentarité Frithjof Schuon relève : «(…) C’est ce que ne saurait saisir le point de vue exotérique, incapable qu’il est, d’abord d’admettre des rapports différents, et ensuite de comprendre la simultanéité de rapports antinomiques. Il n’admettra donc qu’un seul rapport, le plus apparent et le plus opportun au point de vue humain». (in, Christianisme/Islam : Visions d’oecuménisme ésotérique, page 173, Éditions Archè, Milan & Paris, 1981). Ce point de vue «exotérique» est très exactement celui du néo-kantisme et du scientisme que nous critiquons ici…

[33]In, La philosophie du Tao, page 26, Éditions Dangles, Paris, 1993. L’auteur cite René Guénon, – que bien des soi-disant «scientifiques» devraient sérieusement étudier avant d’écrire des bêtises à l’instar de celles du physicien Stephen Hawking, que son infirmité ne saurait excuser – : «Comme René Guénon l’a maintes fois répété, la dualité cartésienne  [et non point religieuse comme d’aucun le répète, n.d.a.] du corps et de l’esprit qui s’est en quelque sorte imposée à toute la pensée occidentale moderne, ne saurait en aucune façon définir la constitution d’un être vivant, sans compter qu’elle a exercé [et exerce toujours ! n.d.a.] une influence des plus néfastes». (page 85, op. cit.,).

[34]Voir le chapitre Le Symbolisme du sablier, pages 190 et suiv., in, Logique Transcendance, op. cit., ainsi que Les cinq Présences divines, pages 53 et suiv., in, Forme et substance dans les Religions, Éditions Dervy-Livres, Paris, 1975. Toutes les erreurs rencontrées dans des ouvrages de vulgarisation scientifique, ou sous un angle à priori  opposé, dans de très nombreuses publications du type «New Age» où l’on traite des anges, des «énergies», des fluides et plus généralement où l’on transpose arbitrairement sur le plan spirituel des «éléments matériels» procèdent d’une ignorance de la Doctrine traditionnelle des degrés de la réalité. Un exemple parmi d’autres de ces erreurs a été publié dans le long article, apparemment «séduisant» pour un public non averti, de Ken Wilber, Une théorie intégrale de la conscience, qui s’exprime ainsi : «Quant à moi, j’ai toujours trouvé que la conclusion de Teilhard de Chardin était la plus sensée : «Réfractée en arrière dans l’Évolution, la Conscience s’étale qualitativement en un spectre de nuances variables dont les termes inférieurs se perdent dans la nuit». Voilà ce qu’est le quadrant supérieur gauche, et il représente l’intérieur des holons individuels». Traduit de l’américain par Marie-Andrée Dionne pour la revue Troisième Millénaire, No 45, 1997, pages 49-85, le passage cité se trouve page 55. L’original est paru  dans The Journal of Consciousness Studies, Vol. 4, No 1, février 1997, pages 71-92. De façon identique, nous voyons la métaphysique abusivement ramenée au matérialisme scientifique dans ce propos de Douglas Harding qui écrit que «la spiritualité qui nie les découvertes universellement admises de la science moderne n’est pas de la spiritualité», in Troisième Millénaire  No 55, 3ème Trimestre 2000, page 39. Toutes ces concessions à un scientisme aberrant et totalitaire, qui émane de milieux «spiritualistes» ne manque pas d’être assez inquiétante par l’influence exercée.

[35]In, Comprendre l’Islam, page 170, Collection de poche Points-Sagesse No 7, Éditions du Seuil, Paris, 1976.

[36]Frithjof Schuon écrit : «ce n’est pas en fonction de la sottise que nous connaissons la sottise, mais en fonction de l’intelligence qui permet de constater cette privation», page 31, in, Logique et Transcendance, op. cit.

[37]In, Jean-François Malherbe, Le Langage théologique à l’âge de la science, pages 23-24, Éditions du Cerf, Paris, 1985, cité par J.-F. Lambert, page 143, op. cit. Un exemple probant de cette incapacité à percevoir la vanité d’une application sans discernement de la méthodologie universitaire ou de cette volonté d’occulter les prémices de sa propre démarche nous est donné par l’article pédant et faussement “informé” de Jean-François Mayer, Doctrines de la race et théories du complot dans les courants ésotériques , où l’auteur s’autorise un jugement péremptoire et lapidaire à l’égard de Castes et Races  de Frithjof Schuon, estimant que cet essai peut (sic) «faire sourire»… In, Tangram , Bulletin der Eidgenössischen Kommission gegen Rassismus, No 6, mars 1999, pages [16] 13-19. Si nous mentionnons cet article, cela tient d’une part à l’auteur qui passe pour un “spécialiste” des nouveaux courants religieux, et d’autre part à la publication, qui émane d’une Commission fédérale. La médiocre qualité – c’est un euphémisme ! – de celle-ci montre comment la Confédération dilapide les deniers publics. Monsieur Mayer aurait-il oublié, pour des raisons plus directement «avantageuses», les valeurs qu’il soutenait en mai 1986 dans une brochure intitulée Le Défi vert  ? Ainsi : «Or, n’est-ce pas bel et bien à un «renversement des valeurs» que nous assistons ? Renversement qui amène nos sociétés à mettre au sommet ce qui devrait ne servir que de fondements matériels et à se laisser séduire par des solutions et orientations dangereuses». (op. cit., page 12, Éditions Les Trois Nornes, Fribourg, Suisse).

[38]Dans un colloque qui s’est déroulé à Versailles le 11 novembre 1984, le sociologue et politologue Julien Freund a fait remarquer que l’on ne saurait écarter la notion de hiérarchie, même dans le cadre de l’égalitarisme moderne : «L’égalitarisme a paradoxalement pour base une hiérarchie, du fait qu’il accorde le rang de valeur suprême ou du moins supérieure à l’égalité. Autrement dit, l’égalité elle-même n’a de valeur que par la place qu’on lui assigne dans un système hiérarchique de valeurs», in, Le pluralisme des valeurs, page 5, Actes du XVIIIème Colloque national de l’association  «GRECE», Paris, 1984.

[39]Op. cit., pages 201-206, [201] Éditions Dervy-Livres, Paris, 1977.

[40]Op. cit., page 203.

[41]In, Logique et Transcendance, page 220, op. cit.

[42]La synthèse à la fois scientifique et historique la plus accessible, récente et précise sur le Linceul est certainement celle d’André Marion et Anne-Laure Courage, Nouvelles découvertes sur le Suaire de Turin, Éditions Albin Michel, Paris, 1997. Le professeur Marion, est physicien à l’Institut d’optique d’Orsay et spécialiste en matière de traitement numérique des images.

[43]Voir, L’énigme du Linceul : la prophétie de l’an 2000, page 243, Éditions Fayard, Paris, 1998. Contrairement à ce que pourrait rapidement laisser supposer (à tord) le titre de ce livre, il s’agit d’un bon ouvrage sur le sujet, qui fait suite à une réflexion en profondeur dont on trouvera la remarquable et pertinente formulation dans : a) La perversion mathématique : l’oeil du pouvoir, Éditions du Rocher, Monaco, 1985 ; b) La tête ou la parole coupée, Éditions O.E.I.L., Paris, 1991 ; c) La science à l’épreuve du Linceul : la crise épistémologique, Éditions F.-X. de Guibert, Paris, 2ème édition, 1996.

[44]L’Énigme du Linceul, op. cit., pages 225-226.

[45]In, Logique et Transcendance, op. cit., page 85.

[46]Voir Le Radiocarbone face au Linceul  de Turin : journal d’une recherche, Éditions François-Xavier de Guibert, Paris, 1999. Agrégée de l’Enseignement Supérieur, Madame Gastuche procède à un examen minutieux de la méthode mise au point par Willard F. Libby, et ne s’en tient aucunement au seul cas du Saint Suaire. L’ouvrage est technique et touffus et requiert des compétences en analyse statistique. A l’inverse, un Henri Broch, auteur de divers ouvrages très controversés sur l’irrationnel, par son adhésion sans nuance aux thèses extrémistes de l’Union Rationaliste, et à plusieurs interventions médiatiques parfois franchement délirantes, témoigne de l’impéritie et de la bêtise de la science lorsqu’elle s’érige en dogmatique.

[47]Communication privée de Madame van Oosterwick-Gastuche, que je remercie au passage. La lettre est datée de Paris du 29 février 2000, sur papier à l’en-tête de l’Institut de France.

[48]Voir notre étude, Frithjof Schuon, Témoin de la transparence métaphysique du monde, in, Connaissance des Religions, pages 257-278, hors-série sur Frithjof Schuon, octobre 1999, en co-Editions avec Le Courrier du Livre, Paris.

[49]La meilleure réfutation du confusionnisme jungien du psychique et du spirituel, à travers la doctrine de l’archétype, selon une perspective authentiquement Traditionnelle et Métaphysique a été produite par Titus Burckhardt, in, Science moderne et sagesse traditionnelle, chapitre IV, Psychologie moderne et sagesse traditionnelle, pages 87-127, Éditions Archè, Milan & Paris, 1986. L’ouvrage, exceptionnel contient également une analyse-critique définitive du «mythe» moderne de l’évolutionnisme, chap., III, pages 61-87.

[50]«Il ne s’agit pas, bien entendu, de l’hérésie émanationniste, qui n’a rien de métaphysique et qui rabaisse le Principe au niveau de la manifestation, ou la Substance au niveau des accidents» (Note 1/, page 80, de Frithjof Schuon, dans le texte cité).

[51]«Car Dieu ne se manifeste directement que dans un support qui par définition marque l’Absolu dans la relativité et qui, de ce fait, est «relativement absolu» ; cette «relative absoluité» est la raison suffisante de la possibilité homo sapiens. L’homme pourrait disparaître, si Dieu le voulait, mais il ne saurait tendre vers une autre espèce ; les idées platoniciennes sont des possibilités précises, et non des brouillards ; chaque possible est ce qu’il est et ce qu’il doit être» (Note 2/, page 80, de Frithjof Schuon, dans le texte cité).

[52]In, Logique et Transcendance, pages 79-80, op. cit.

[53]«Il faut préciser ici ce qu’il faut entendre par «forme» et «essence» : la forme est une essence coagulée, c’est-à-dire que le rapport est à peu près celui de la glace à l’eau ; le monde formel – états matériel et animique – possède donc la propriété de «congeler» des substances spirituelles, à les individualiser et partant à les séparer plus ou moins foncièrement les unes des autres». In, Frithjof Schuon, Les cinq Présences divines, in, Forme et substance dans les religions, page 66, Éditions Dervy-Livres, Paris, 1975.

[54]Cette théorie dite des «équilibres ponctués ou intermittents», a été élaborée à partir des années 1970 par Stephen Jay Gould et Niles Eldredge. Pour une critique de cette théorie et une vue d’ensemble des problèmes on lira avec profit l’ouvrage remarquable du Pr. de paléontologie Roberto Fondi, La Révolution organiciste : entretiens sur les nouveaux courants scientifiques, préface de Rémy Chauvin, Éditions Livre-Club du Labyrinthe, Paris, 1986. Dans La vie est belle : les surprises de l’évolution, Éditions Seuil, Paris, 1991, Jay Gould confesse page 172, s’être «lourdement trompé», commettre un «affront tacite» envers un collègue dû à «l’ignorance et au manque de réflexion»; ce mea culpa même s’il est à l’honneur du biologiste, lui donne-t-il pour autant une garantie pour vaticiner le dogme évolutionniste ?

[55]In, Évolutionnisme ou créationnisme : un acte de foi, page 17, Éditions Action Chrétienne par la Radio et la Presse/ACRPT, 2022 Bevaix, 1987. L’auteur est maître-assistant en biologie à l’Université de Dijon. Dans les ouvrages récents sur la théorie de l’évolution et le darwinisme, écrit par des scientifiques, outre le livre déjà cité du Pr. Fondi, je recommanderais : Pr. Michael Denton, l’Évolution a-t-elle un sens ?  Éditions Fayard, Paris, 1997, Pr. Rémy Chauvin, Le darwinisme ou la fin d’un mythe, Éditions du Rocher, Paris, 1997, l’entretien passionnant avec le Pr. M.-C. van Oosterwyck-Gastuche, La théorie de l’évolution reste non prouvée, in, Les Cahiers d’EDIFA No 3, mai 1998, et le roboratif petit livre de Daniel Raffard de Brienne, Pour en finir avec l’évolution , Éditions Perrin & Perrin, Paris, 1999.

[56]In, Évidence et Mystère , in, Logique et Transcendance , pages 97-98, op. cit.

[57]In, Évolutionnisme ou créationnisme, op. cit., page 24.

[58]Sur cette question et relativement à l’origine de ces citations voir, d’Ananda K.- Coomaraswamy, Le Temps et l’Eternité, Éditions Dervy-Livres, Paris, 1976.

[59]Pour une présentation générale, synthétique et historique de cette «méthode», voir l’article des Pr. Pierre Gisel et Jean Zumstein, pages 118-128, in, l’Encyclopédie du Protestantisme , publiée sous la direction de Pierre Gisel, Lucie Kaennel et Isabelle Engammare, Éditions du Cerf, Paris, & Labor et Fidès, Genève, 1995. Ces deux articles revus et corrigés font autorité sur un plan  universitaire, nous usons donc de ceux-ci comme référence pour la critique ici formulée. Les pages 118-124, signée par le Pr. Pierre Gisel, concernent l’histoire et l’origine de la «méthode» en rapport avec la Réforme.  Les pages 124-128 signée par le Pr. Jean Zumstein, développent les assises philosophiques et la structure épistémologique de la «méthode». Un ami, a qui nous avons soumis une copie de l’article du Pr. Zumstein, et qui a longuement étudié l’œuvre de Plotin, ainsi que l’histoire des sciences, n’a pu retenir son hilarité devant un tel ensemble de pétitions de faux principes et d’élucubrations «dogmatiques» abstraites. Il n’en demeure pas moins que ceux-ci poursuivent leur patient travail d’érosion et de destruction de l’authentique Tradition chrétienne, comme de toute Tradition d’ailleurs. Nous tenons le pari qu’il n’est pas possible de trouver un seul logicien rigoureux qui avalise entièrement les postulats controuvés de cet article…

[60]Le Pr. Gisel a au moins le mérite de le reconnaître lorsqu’il remarque : «Mais la méthode ne le fait pas sans un certain nombre de modalités qui relèvent de caractéristiques culturellement marquées (notamment par une modernité non exempte de rationalisme), donnant ainsi indirectement à voir, dans son déploiement propre, les risques possibles (on appréciera le terme…) de la position protestante originaire. Certaines des impasses auxquelles elle (sic) semble parfois être arrivée aujourd’hui et, surtout, certaines nouvelles interrogations qui lui sont critiquement renvoyées peuvent être, au moins en partie, lues comme le «retour d’un (re-sic) refoulé» – refoulé par unilatéralisation critique et dès lors déviation – qu’il faut désormais prendre en charge», (op. cit., page 118).  Joli tour d’illusionniste pour éviter de répondre sur le fonds aux critiques, on fait appel à l’inénarrable charlatanerie de la psychanalyse, afin de faire accroire que le critique en question souffre de refoulement ! On se souviendra sur ce point de l’excellente note  1/ page 40, de Frithjof Schuon, sur «le monstrueux orgueil qu’implique» l’attitude de la psychanalyse, qui prétends gratuitement et frauduleusement attribuer «à des saints toutes sortes de procédés artificiels» (…) mais en oubliant «(…) avec une satanique inconséquence d’appliquer ce principe à soi-même et d’expliquer sa propre position, prétendument objective (…)», in, Regards sur les mondes anciens,  Éditions Traditionnelles, Paris, 1980.

[61]Logique et Transcendance, op. cit., page 21.

[62]Et si «sa réalité» est moindre ou partielle, c’est justement  – et nous nous excusons de cette tautologie – parce qu’il n’est pas universel… A propos de ces “quatre ordres”, on peut appliquer cette remarque de Jean Borella : «Platon, Aristote, saint Thomas d’Aquin, ont enseigné que toute science requérait des principes premiers qui ne sont pas eux-mêmes objets de démonstration de cette science, mais qui sont connus par eux-mêmes : principia non sunt demonstranda sed per se nota ; Commentaire aux Seconds analytiques, I, 1.5, No 6-7, (…)», in, Le Mystère du Signe, Histoire et théorie du symbole, page 116, note 11/ Éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 1989.

[63]Dans cette optique Jean Borella relève : «Que fait en effet le nominaliste sinon de chercher qu’elle est la vraie conception du concept ? Ce qui suppose qu’il existe bien une telle vérité, donc une essence propre du concept, et que notre pensée peut la découvrir. Mais c’est précisément ce qui est exclu par le nominaliste lui-même, puisque le concept s’y réduit au mot et l’activité pensante au fonctionnement  d’une chaîne de signifiants», pages 163-164, in, Le Mystère du signe, histoire et théorie du symbole, op. cit. Shankarâchârya «établit d’abord que la relation éternelle entre le mot et le référent ne concerne pas le dénoté-individuel et contingent, mais son essence (âkriti  (…)). Il ne saurait en être autrement, en effet, sinon il faudrait admettre que la simple prononciation du nom devrait être inséparable de son objet. Ce qui n’est pas». Cité par Jean Borella, Aperçus sur les doctrines linguistiques de l’Inde  [II], page 58, in, Études Traditionnelles, No 480, Paris, 1983. Ce qui contredit la thèse saussurienne controuvée de l’arbitraire du signe… De son côté Alain Boyer note : «Mais il faut aussi rappeler ce que savait Spinoza, à savoir que toute idée est affirmative, et par là prétend  être vraie : l’assertion a  est logiquement équivalente à l’assertion métalinguistique «“a” est vraie» (Tarski). Dire, comme Nietzsche qu’«il n’y a point de vérité», c’est dire : «il est vrai que rien n’est vrai», ce qui n’est pas paradoxal, stricto sensu, mais équivalant à l’affirmation p  : «Toutes les phrases sont fausses», qui ne saurait être vraie (si p  est vraie, elle est fausse). La «prétention à la vérité» n’est pas une nouveauté inouïe, mais elle est consubstantielle au langage lui-même, en ce qu’il manifeste une fonction descriptive, au sens de Bühler et Jakobson», in, Hiérarchie et Vérité, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, page 26, Éditions Grasset, Paris, 1991.

[64]Voir les chapitres IV et VI, pages 76-92, et 112-136, de La Logique de la découverte scientifique, par Karl R. Popper, préface de Jacques Monod, Éditions Payot, Paris, 1982. A propos d’une assertion du physicien Werner Heisenberg, Seyyed Hossein Nasr remarque : «(…) seule la métaphysique peut démontrer qu’elle est une application d’un principe plus universel. Sans la métaphysique on tombe à nouveau dans l’erreur en réduisant le plus grand au plus petit, en réduisant le Verbe à l’intelligibilité mathématique de la forme des objets matériels», Note 39, pages 141-142, in, l’Homme face à la nature : la crise spirituelle de l’homme moderne, Éditions Buchet/Chastel, Paris, 1978.

[65]Article de Pierre Gisel et Jean Zumstein, op. cit., page 125.

[66]Jean Zumstein, partie 4.1., Les présupposés philosophiques, page 125, op. cit. Cette soi disant normativité de la raison ne trouve en vérité nulle part où s’inscrire dans la réalité profonde. Ainsi le Pr. Tobie Nathan  considère fort judicieusement sur le plan d’une efficacité psychopathologique : « – Prenez le moindre événement créant du désordre : mettons le fait que malgré toutes nos tentatives, ma femme ne parvienne pas à tomber enceinte. Nous pourrions, l’un et l’autre, nous livrer à toute une série d’examens biologiques. Supposons même que l’on finisse par identifier la cause de la stérilité de notre couple : mon oligospermie. La question n’est pas résolue pour autant. Dès lors, il nous faudra expliquer pourquoi cette jeune fille saine et en pleine santé est allée s’amouracher d’un jeune homme incapable de lui fournir des enfants. Elle ne le savait pas alors, me répondrez-vous, croyant seulement faire une remarque de simple bon sens. Sans doute (…) ! Mais une force obscure ne le savait-elle pas ? Cette puissance invisible n’est-elle pas aujourd’hui même en train de nous attirer l’attention sur le fait que, tout comme les grands patriarches, nous pourrions avoir été choisis comme origine d’une nouvelle lignée ? Qui sait si cette stérilité, comme celle d’Abraham et de Sarah, n’est pas le signe de notre destin de fondateurs ?», in, Médecins et sorciers, manifeste pour une psychopathologie scientifique, page 56, Collection Les Empêcheurs de penser en rond, Institut d’édition Sanofi-Synthelabo, Paris, 1999. Lorsque le Dr Nathan insiste sur la notion de «société à univers multiples», contre celle de «société à univers unique», ne peut on pas y voir une remise en cause sérieuse non seulement de l’autonomie de la raison, mais aussi de sa non adéquation à prétendre fournir une base suffisante pour l’interprétation des Écritures qui par définition implique la présence et l’affleurement de l’Invisible ?

[67]Vu les conséquences que cette optique déformante produit, nous n’hésitons pas à user de ce terme ! Sur cet aspect de la question, voir l’excellent ouvrage d’Ananda K.- Coomaraswamy, Suis-je le gardien de mon frère ?   Éditions Pardès, Puiseaux, 1997. Toute voie initiatique n’est-elle pas conditionnée par la «coloration» de notre regard sur le monde et par notre attitude ?

[68]In, Vérité et Présence, in, Forme et Substance dans les religions, page 9, Éditions Dervy-Livres, Paris, 1975.

[69]In, Le Voeu de Dharmakara, in, Logique et Transcendance, page 275, et note 1/ op. cit.,

[70]Dans un récent livre du prix Nobel de physique Steven Weinberg, on trouve un chapitre intitulé «contre la philosophie», qui pourrait tout aussi bien s’intituler contre la sagesse ! Selon le proverbe bien connu «qui veut faire l’ange fait la bête»…

[71]In, Les deux Paradis, in, Forme et Substance dans les religions, pages 232-233, op. cit.,

[72]Le Pr. J.-L. Talmon a bien expliqué comment les meilleures intentions peuvent se pervertir et se muer dans des formes apparemment démocratique et en vérité despotique. Voir, Les origines de la démocratie totalitaire, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1966. L’ouvrage publié dans une collection dirigée par Raymond Aron est un “classique” sur le sujet. Il mériterait d’être réédité.

[73]In, Dieu laisse-t-il sa place au hasard ? , page 135, revue Question de  No 118, Sciences et conscience, Éditions Albin Michel, Paris, 1999. Et l’auteur précise, dans un truisme remarquable, que «les produits de ces lois sont contingents», ce qui ne change rien au caractère erroné de l’affirmation ! Monsieur Guiderdoni est membre du Centre d’Études Métaphysiques de Milan, qui par le truchement de la revue Vers la Tradition  ne manque pas une occasion de critiquer sottement l’oeuvre de Frithjof Schuon. Nous pouvons dans cet exemple percevoir où mène  un «guénonisme» de «stricte observance». Serait-ce que celui-ci n’aurait point été suffisamment «observé» ? Nous pouvons en effet lire dans L’Homme et son devenir selon le Vêdânta  : «Les «pseudo métaphysiciens» de l’Occident ont pour habitude de confondre avec l’Universel des choses qui, en réalité, appartiennent à l’ordre individuel ; ou plutôt, comme ils ne conçoivent aucunement l’Universel, ce à quoi ils appliquent abusivement ce nom est d’ordinaire le général, qui n’est proprement qu’une simple extension de l’individuel», page 34, Éditions Traditionnelles, Paris, 1984.

[74]In, L’Homme et la certitude, in, Logique et Transcendance, page 293, op. cit.

 
 
 
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"Celui qui porte la semence pour la mettre en terre ira en pleurant, mais il reviendra avec un cri de joie quand il rapportera ses gerbes". La Sainte Bible. (1)

(1) Psaumes, Chant du retour, CXXVI, 5-6.

Olivier DARD

à Jean-Paul LIPPI

« Celui qui porte la semence pour la mettre en terre ira en pleurant, mais il reviendra avec un cri de joie quand il rapportera ses gerbes ». La Sainte Bible. (1)

« Nomadiser dans l’étendue infinie du Verbe ». Edmond Jabès. (2)

« Le paradoxe de l’ésotérisme, c’est que d’une part « personne n’allume une lampe pour la mettre sous le boisseau », et que d’autre part « ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré » ; entre les deux images se situe la « lumière qui brille dans les ténèbres, mais que les ténèbres n’ont pas comprise ». Il y a là des fluctuations que nul ne peut empêcher et qui sont la rançon de la contingence ». Frithjof Schuon. (3)

« Anfang und Ende reichen sich die Hände » (L’origine et la fin se donnent la main). Proverbe allemand. (4) 

Le 5 mai 1998, dans sa 91 année, le Métaphysicien suisse Frithjof Schuon s’est éteint à Bloomington aux Etats-Unis, entouré des siens, dans la sérénité.

Trop jeune pour avoir eu l’inestimable privilège de suivre directement l’Enseignement de celui qui, selon les termes de Jean-Paul Lippi (5). fût peut-être « le plus grand Témoin de la Tradition (6)  en cette fin du XXe siècle, l’auteur de ces lignes, chrétien orthodoxe, mais très sensible aux splendeurs de « l’âme arabe » – que Schuon lui a révélée – souhaiterait simplement partager ce que fut pour lui la rencontre de cette  oeuvre, et plus précisément la qualité intérieure d’une parole réellement providentielle pour l’homme du prochain millénaire.

(1) Psaumes, Chant du retour, CXXVI, 5-6.

(2) Le Livre des ressemblances, p. 24, Gallimard, Paris, [1976], rééd., 1991.

(3) L’Esotérisme comme Principe et comme Voie, p. 19, Dervy, Paris, 1978.

(4) Cité par Frithjof Schuon, La Transfiguration de  l’homme, p. 75, L’Age d’Homme, Paris, 1995.

(5), Jean-Paul Lippi, auteur de plusieurs études d’esprit Traditionnel, a  publié une remarquable thèse de doctorat : Julius Evola, Métaphysicien et penseur politique : essai d’analyse structurale, L’Age d’Homme, Paris, 1998.

(6), Communication personnelle de M. Jean-Paul Lippi.

Liminaire

L'oeuvre de Schuon poursuit, nous semble-t-il, tout en l'approfondissant considérablement, celle de René Guénon (7)

 (7), Amplitude et distinction qui prend son sens par exemple à travers cette intéressante remarque de Schuon relative à Louis Massignon : "(...) Il n'y a pas de doute que Massignon fut un orientaliste ; le moins qu'on puisse dire est qu'il n'était ni ignorant ni hypocrite. Il était catholique, ce qui était son droit, mais on ne peut lui reprocher de l'étroitesse d'esprit ; il n'aimait pas Ibn 'Arabî, mais il y a à cela des circonstances atténuantes, d'autant qu'il y a des Musulmans qui partagent cette opinion, et d'autant qu'il portait tout son amour sur El-Hallâj. J'ai regretté parfois d'avoir cessé mes relations avec lui sous la pression de Guénon, qui avait à son égard de singuliers préjugés.

J'ajouterai qu'il y a avait chez Massignon une envergure humaine, faite d'intelligence et de noblesse, qui le plaçait bien au-dessus de certains "métaphysiens" guénoniens, dont l'arrogance aveugle donne la mesure de leur petitesse". Cet extrait, au-delà de toute question de divergence doctrinale, permet d'appréhender deux tempéraments face à la perspective  Métaphysique. L'accent mis sur la Réalisation [spirituelle] ou la Déification en ""milieu" chrétien, ainsi que sur la dimension humaine aussi bien sous l'angle éthique (le Bien) qu'"esthétique" (la Beauté, les Arts), constitue une démarcation capitale entre Schuon et Guénon. Pour notre part nous y voyons un enrichissement mutuel et non un antagonisme comme l'a d'ailleurs très bien formulé Léo Schaya dans sa préface à Naissance à l'Esprit.  Ce passage est extrait d'une version inédite de l'étude publiée sous le titre "Quelques critiques", in, Dossier H : René Guénon, L'Age d'Homme, Paris, 1984.

L’oeuvre de Schuon poursuit, nous semble-t-il, tout en l’approfondissant considérablement, celle de René Guénon (7)  – qu’il coudoya durant un quart de siècle – et occupe une « fonction » parallèle et distincte de la sienne, qui peut s’interpréter ainsi que l’ont relevé plusieurs commentateurs, comme une « Remanifestation » éliatique, entre autre par le fait exceptionnel et presque unique pour le XXe siècle, du rayonnement qu’atteste son universalité.

Cette référence au prophète Seyidna Dhûl-Kifl s’appuie sur le sens de Sa mission, ainsi explicitée par Léo Schaya :  » « Elie » ne signifie pas seulement l’ésotérisme et son influence sur l’exotérisme juif, mais encore l’ésotérisme dans son universalité, qui relie les Mystères de la Torah à ceux de toutes les traditions authentiques d’Orient et d’Occident. (8) (…) Chaque fois que la tradition a besoin d’être revivifiée de l’intérieur, précise Schaya, Elie (…) le Maître invisible (…) descend secrètement en ce bas monde. (…) Son influence se généralisera, se fera (…) à travers toutes les religions intrinsèquement orthodoxes. Elie « proclamera la paix » entre elles, c’est-à-dire qu’il révélera leur unité essentielle et transcendante qui, à l’avènement final du Messie, et à ce moment seulement, se manifestera sous une nouvelle forme unanime d’affirmation de l’Un. (9)  Les traces du message schuonien n’ont-elles pas cette vertu ? A l’aube du prochain millénaire n’y a-t-il pas légitimité de s’enquérir à ce propos ?

Si l’on considère l’oeuvre de Frithjof Schuon son évocation est alors une mission risquée  et délicate, car nous ne sommes aucunement en présence, par l’attention de l’ineffable qui s’y manifeste en de nombreux livres, d’une « pensée mentale » et/ou profane, amis d’une parole où le contenant et le contenu confluent fondamentalement vers cet invisible qui nous relie : le Sacré.

Ici est radicalement distinguée la « philosophie », dans l’acception commune et « moderne », qui part toujours d’un doute, de la « métaphysique » « édifiée » sur une certitude. Schuon en souligne immédiatement la portée dans la préface De l’Unité transcendante des religions. (10), afin d’éviter les malentendus. L’un de ceux-ci, réitéré sous de nombreuses formulations, – et repris par des groupes « New Age » – consiste à opposer les religions dite « polythéistes » faussement qualifiées de « païennes », à celles dite « monothéistes », sans comprendre que d’un certain point de vue, proprement métaphysique ou encore « ésotérique », ces antagonismes « avant tout » formels s’évanouissent. (11)

1. Une oeuvre où est célébrée la semence de l’Invisible : (12)

 

L’oeuvre de Schuon est la rencontre de l’homme avec la nature oubliée de son être : La Tradition. Qu’est-ce qui dans ce mot peut me parler à moi occidental immergé dans le devenir et le mouvement incessant qu’il produit ? Dans une formule volontairement compendieuse, nous répondrons : La Tradition c’est l’Amour. D’abord l’amour de cette lumière, nécessairement incréée, qui est accueil de la présence au sein des formes que le monde recèle. Si la lumière est incréée, c’est que nous n’en percevons que le prisme – le chatoiement de ses teintes comme  l’alternance de sa froidure ou de sa brûlure – suivant son mode de rayonnement reflété à travers la multiplicité des choses ou du réel. Ainsi, sa source diaphane et invisible demeure enfouie dans l’humus de l’être. L’unité qui est son origine et son lieu de naissance requiert une attention bienveillante, une vigilance de notre part pour en capter l’essence. L’accord, tel un diapason, ne s’engendre  et n’intervient que lorsqu’il y a harmonie entre notre expérience partielle du créé et notre perception intuitive de la nature intégrale et intégrante de l’incréé. Cette affinité, ce diapason, c’est le ton, qui rythme la parole schuonienne : selon la proposition du Critias de Platon, « pour parler de l’ineffable il faut avoir un certain ton ». (13) Ce dernier est prégnant, et peut-être n’y a-t-on assez insisté, sous deux modalités entre lesquelles se tient l’équilibre du sens : un souci « pluri-signifiant » de l’usage de l’ellipse, lié au symbole et au divin et une aséité, (14)  un dépouillement de l’expression par l’humain, dans la plus pure simplicité monacale. Le symbole est alors un moyen de cet accord, sa respiration dans la paix qu’il instaure chez le lecteur, ou encore comme le Verbe unanime du Ciel et de  la terre. Nous plongeons dans la venaison du monde mais celle-ci n’étanche point notre soif de l’unité consubstantielle qui lui est prévalent. C’est en ajustant les deux images perçues, celle rugueuse de notre vieux compagnon ici et celle  à la fois cosmique et universelle de son mode d’être identifié en chacun de ses frères que la contingence et la relativité pourront se résorber dans la conformité à son prototype divin. Or cette unité ne peut se découvrir, se contempler, qu’au-delà des voiles qui dans la contrée du multiple, en dissimule à l’oeil inexpérimenté la clarté parfois insoutenable. On ne peut   regarder de face le soleil dans tout son éclat.

La citation de Schuon mise en exergue à propos du « paradoxe de l’ésotérisme » traduit cette immuable relation entre le dehors et le dedans, l’externe et l’interne. Il y a une « alchimie » de la « prise » et de la déprise entre ce qui saisit, se dessaisit et voudrait être « saisi ». Cette liaison de l’exotérique à l’ésotérique murmure l’insondable mystère où nous n’épuisons jamais ce qui veut résonner de la Parole de Dieu en nous.

Nous avons dit que La Tradition est Amour. Elle l’est dans la mesure même de notre gratitude envers la Création dont nous sommes le surgeon. Et cet acte de reconnaissance ou de générosité est l’une des expressions de ce qui s’énonce sous le vocable de « Tradition ». Lanza del Vasto relevait à cet égard que « philosophie veut dire amour de la sagesse ou mieux sagesse d’amour ». (15) Celui qui ordonne notre fin, et de ce fait notre Bien est précisément « ce centre immuable qui met tout en mouvement, de la même manière que l’objet aimé met en mouvement celui qui aime ». (16)   La doctrine hindoue des trois gunas déterminera ce Bien, une des vertus, dans l’aspiration qualifiée de « sattvique », qui est conformité à l’équilibre cosmique. (17)  Parce que l’étymologie nous apprend que Kosmos signifie « Ordre », la Tradition – transmission de cette « Sainte Ordonnance » d’après saint Denys l’Aréopagyte – manifeste nécessairement l’amour divin dans le coeur humain ; et elle le manifeste dans l’exacte mesure où l’amour « ne justifie pas une prétendue liberté de « supprimer les frontières, qu’il ne légitime pas le chaos, [parce qu’il] est une partie de l’ordre créé, et  [que] c’est dans la défense de cet ordre, non dans la destruction que l’amour peut se réaliser. (18) Saint Bernard ne disait-il pas : « Il faut en effet qu’une même charité nous unisse tous et scelle notre unité dans le corps du Christ : mais cette charité ne subsiste vraiment que dans l’ordre et la hiérarchie ». (19)  C’est au sein de cette « Somme » de la Philosophia Perennis que Schuon nous offre et qu’Ananda K. Coomaraswamy appelait de ses voeux dans l’avertissement d’Hindouisme et Bouddhisme (20)  que nous découvrons émerveillé quelques unes de ses plus belles sentences. Par cet accès à l’universalité des principales Révélations que la Terre a connue, nous approchons de cette « intelligence qui est le  plus rapide des oiseaux » nous dit le Rig Veda (21). parce qu’elle sort de la bouche de YHVH ainsi que l’énonce pareillement Le livre des Proverbes. Relevons au passage que cette « fulgurance » de l’intelligence est peut-être l’une des grâces prodiguées envers Schuon ! Nous verrons en quoi elle s’avère fondamentale dans la question du rationalisme.

Une autre manière de signifier les concordances de cet Amour, nous est donnée par l’un des trois grands interprètes (22) de l’Islam intérieur, Jalâl ad-Dîn Rûmî qui s’exprimait ainsi : « Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman. Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, ni de la terre ni de la mer… J’ai mis la dualité de côté, j’ai vu que les deux mondes ne font qu’un. Un seul je recherche, Un seul je connais, Un seul je vois, Un seul j’invoque. Il est le Premier, Il est le Dernier, Il est l’Extérieur, Il est l’Intérieur ». (23) Cette citation éclaire particulièrement l’oeuvre de Schuon caractérisée tant dans sa dimension d’universalité déjà entrevue, que dans son orthodoxie rigoureuse et son unité intrinsèque. Une autre image, celle du mandala (24)  qualifie bien non seulement le mode d’énonciation mais ce que nous appellerons la géographie sacrée qui lui est raccordée, et qui instaure ou éveille le divin dans les différents états d’être, comme le font les incidences des rythmes originels portés en soi, le plus souvent dans l’oubli de ce  que l’on est. Ce que l’on « est », c’est-à-dire en tant que « créature déiforme douée d’une intelligence capable de choisir ce qui y mène », (25)  rappelle Schuon. La Tradition est Amour par le maintien de l’éternel Présent au sein des racines de ce qui advient.

Le professeur James S. Cutsinger dans un excellent ouvrage (26) consacré à l’oeuvre de Schuon où l’accent est mis sur la Voie spirituelle et ses fondements doctrinaux, (27) a proposé quatre orientations métaphysiques pour délimiter cette géographie sacrée : la Vérité, la Vertu, la Beauté et la Prière – cette « barque salvatrice » selon une belle métaphore que nous empruntons à Schuon – qui irriguent toutes de leur Eau lustrale le corps de ses livres, chair diaphane du monde, dévouement envers l’Invisible du Livre. Ces quatre « orientations » seront notre trace pour pénétrer plus avant cette oeuvre.

 (7), Amplitude et distinction qui prend son sens par exemple à travers cette intéressante remarque de Schuon relative à Louis Massignon : « (…) Il n’y a pas de doute que Massignon fut un orientaliste ; le moins qu’on puisse dire est qu’il n’était ni ignorant ni hypocrite. Il était catholique, ce qui était son droit, mais on ne peut lui reprocher de l’étroitesse d’esprit ; il n’aimait pas Ibn ‘Arabî, mais il y a à cela des circonstances atténuantes, d’autant qu’il y a des Musulmans qui partagent cette opinion, et d’autant qu’il portait tout son amour sur El-Hallâj. J’ai regretté parfois d’avoir cessé mes relations avec lui sous la pression de Guénon, qui avait à son égard de singuliers préjugés. J’ajouterai qu’il y a avait chez Massignon une envergure humaine, faite d’intelligence et de noblesse, qui le plaçait bien au-dessus de certains « métaphysiens » guénoniens, dont l’arrogance aveugle donne la mesure de leur petitesse ». Cet extrait, au-delà de toute question de divergence doctrinale, permet d’appréhender deux tempéraments face à la perspective  Métaphysique. L’accent mis sur la Réalisation [spirituelle] ou la Déification en «  »milieu » chrétien, ainsi que sur la dimension humaine aussi bien sous l’angle éthique (le Bien) qu' »esthétique » (la Beauté, les Arts), constitue une démarcation capitale entre Schuon et Guénon. Pour notre part nous y voyons un enrichissement mutuel et non un antagonisme comme l’a d’ailleurs très bien formulé Léo Schaya dans sa préface à Naissance à l’Esprit.  Ce passage est extrait d’une version inédite de l’étude publiée sous le titre « Quelques critiques », in, Dossier H : René Guénon, L’Age d’Homme, Paris, 1984.

(8) Léo Schaya, La Création en Dieu, à la lumière du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam, p. 532, Dervy, Paris, 1983. « 

(9) Léo Schaya, op. cit., p. 534.

(10) Op. cit., préface, Le Seuil, Paris, 1979, p. 9.

 (11) Dans Perspectives spirituels et faits humains, Schuon précise au sujet du paganisme : « S’il ne se réduit pas à un culte des esprits, – culte pratiquement  athée qui n’exclut pas la notion théorique d’un Dieu – est proprement un « angélothéisme », le fait que le culte s’adresse à Dieu dans sa « diversité », si l’on peut dire, ne suffit pas pour empêcher la réduction du Divin – dans la pensée des hommes – au niveau des puissances créées. L’unité divine prime le caractère divin de la diversité : il est plus important de croire à Dieu – donc à l’Un – que de croire à la divinité de tel principe universel ». Op. cit., p. 91.

(12) Allusion à l’excellent ouvrage du suédois Tage Lindbom (1909 – 2001), L’Ivraie et le bon grain ou le royaume de l’homme à l’heure des échéances, Archè & Edidit, Milan et Paris, 1976, p. 151.

(13) Op. cit., « ouverture », Critias, Timée, en 106a, trad. nouv., de Luc Brisson , « GF », Flammarion No 618, Paris, 1992, p. 353. L’ancienne traduction de 1962 d’Emile Chambry, même éditeur, quoique moins concise sur un plan stylistique, nous semble à quelques égards, plus précise, particulièrement dans le cas de la citation citée en référence.

(14) André Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie définit ainsi ce terme : « Qualité d’un être qui possède en soi-même la raison et la principe de sa propre existence. S’oppose chez les Scolastiques au mot abaliété, qualité d’un être dont l’existence dépend d’un autre », op. cit., 13e Ed., P.U.F., Paris, 1980, p. 82.

 (15) Voir, La Trinité spirituelle, Le Rocher, Paris, 1994, p. 170.

(16) L’Ivraie et le bon grain…, op. cit., p. 151.

(17) Voir, Frithjof Schuon, « Trangression et purification », in, L’Oeil du coeur, pp 128 et suiv. Dervy, Paris, 1974. Schuon y développe  admirablement la relation de l’homme et  des communautés humaines avec la Loi de Dieu dans les diverses Révélations, et ce qu’il en advient lorsque nous la transgressons.

 (18) L’Ivraie et le bon grain…, Op. cit., p. 147.

(19) « Sermons 49 sur le Cantique », in, Textes Politiques, trad., de Paul Zumthor, « 10/18, Bibliothèque médiévale No 1781, U.G.E., Paris, 1986, p. 55.

(20). Op. cit., « Idées » No 22, Gallimard, Paris, 1980, p. 7.

 (21). En VI, 9 – 5, cité par Mircea Eliade, in, « Le symbolisme des ténèbres dans les religions archaïques », in, Polarité du symbole, Etudes Carmélitaines, Desclée de Brouwer, Bruges, 1960, p. 16

 (22) Les deux autres étant Sohrawardî, Shaykh al-Ishrâq, et Muhyi-d-dîn Ibn ‘Arabî, Shaykh al-Akbar. Ceci n’entend aucunement signifier que nous considérons qu’il n’y a pas d’autres représentants qualifiés de l’Islam, amis que nous sommes en présence, à travers eux, de trois « moments » ou trois pôles significatifs de ce qu’il y a de plus pur dans l’Esprit musulman.

 (23) Extrait de son Dîwân, cité par F. Schuon, in, Forme et substance dans les religions, Dervy, Paris, 1975, note 3, p. 21.

(24), J’ai déjà usé de cette image dans mon étude : « Frithjof Schuon le Jnânî, transparence et primordialité chez un métaphysicien et maitre spirituel du XXe siècle », in, Vouloir, No 1 [114 – 118], juin 1994. Cet article a été publié sur Internet sans l’autorisation ou sans avoir sollicité son auteur à ce sujet et sans que celui-ci puisse émettre quelques remarques  que ce soit.

(25) In, Comprendre l’Islam, Points Sagesses No Sa 7, Le Seuil, Paris, 1976, p. 13.

(26)  Malheureusement non encore traduit en langue française : Advice to the Serious Seeker : Meditations on the Teaching of Frithjof Schuon, Suny Press, State University of New York Press, Albany, 1997. Ce livre est subdivisé en quatre « parties » que nous reprenons ici comme point de repère de l’oeuvre de Schuon. L’auteur (1953 – 2020) décédé depuis la parution de la présente étude était professeur de théologie et d’histoire des doctrines religieuses à l’Université de la Caroline du Sud aux USA. Il était également rattaché à l’Eglise Orthodoxe.

 (27) Recension de l’ouvrage précité par le Pr. Patrick Laude, in, Connaissance des religions, Nos 51-52, « Lumières du Moyen-Age », juillet-décembre 1997, pp 235 – 236, qui signale que « ne sont pas directement développés dans [cet] ouvrage : la critique du monde moderne d’une part, et la question de l’Unité transcendante des religions d’autre part ».

2. De la Vérité :

Selon « la maxime des maharadjahs de Bénarès, il n’y a pas de droit supérieur à celui de la Vérité » (28) Bien sûr, il convient de ne pas confiner à la raison ce qui est ici entendu et étendu aux orientations ci-dessus mentionnées. En métaphysique véritable – ou ésotérisme – il n’y a jamais sens unilatéral, aussi bien : « Si d’une part il y a opposition entre le Créateur et la créature, il y a d’autre part unité d’Essence ; c’est ce que ne saurait saisir le point de vue exotérique, incapable qu’il est, d’abord d’admettre des rapports différents, et ensuite de comprendre la simultanéité de rapports antinomiques (29)   Il n’admettra donc qu’un seul rapport, le plus apparent et le plus opportun au point de vue humain ». (30) Ce point de logique « classique » rappelé, arrêtons-nous quelque peu sur les raisons qui rendent impossible ou difficiles la compréhension profonde, ultime de cette notion, que le grand mystique Nicolas de Cues, appelait complexio oppositorum ou « coïncidence des opposés », ainsi que sur les caractéristiques « cognitives » et « rationnelles » qui ont induit d’une certaine façon cette cécité constatée à l’endroit de toute transcendance : l’accueil de Dieu ou de l’Absolu au sein de l’intelligence humaine.

Si, comme le montre remarquablement Jean Borella (31), « on accepte de définir la raison, dans son activité, comme la faculté de lier entre eux des jugements (donc des connaissances) selon des règles ou principes, on voit que cette raison raisonnante se trouve située entre deux sortes de réalité qui la dépassent et dont elle est tributaire : les connaissances qu’elle reçoit « de l’extérieur » (perception, révélation) ou « de l’intérieur » (Intellection, inspiration) d’une part, et d’autre part les principes innés auxquels elle obéit et qui constituent sa structure dynamique. D’un côté elle mendie du savoir, c’est-à-dire du réel connu, de l’autre elle est conscience réfléchie d’une exigence d’ordre, c’est-à-dire d’une relation fondée entre un savoir et un autre, et, finalement, exigence de l’organisation générale de tous les savoirs entre eux. L’exigence d’ordre, les lois dont l’observance par le mental définit la raison même, sont l’objet d’une science qu’on appelle la logique. Or, c’est précisément cette double dépendance qui prive la raison de toute autonomie absolue, et qui rend caduques les prétentions hégémoniques du rationalisme. 

Durant toute l’ère médiévale, jusqu’à l’apparition catastrophique du nominalisme philosophique (32), a prévalu une unité indivisible de la Réalité où une parole réfléchissait toujours la Parole, ou un mot – semblablement les sentences et proverbes – n’était jamais détaché du signe et du sens sacré auquel il renvoie prioritairement. Comme René Guénon l’a rappelé (33), le mot grec muthos, vient de la racine mu, et celle-ci (qui se retrouve dans le latin mutus, muet) représente la bouche fermée, et par suite le silence, (…). Quant à mueô, et c’est là ce qu’il y a de plus important, il signifie initier aux « mystères », (…) et par suite, à la fois instruire ([mais] sans paroles) et consacrer ; nous devrions même dire en premier lieu consacrer, si l’on entend par « consécration », comme ils e doit normalement, la transmission d’une influence spirituelle (…) ». Nous voyons ainsi à travers cet exemple d’étymologie, que l’envers et l’endroit des choses n’établissait leurs sens qu’au moyen d’une unité plus profonde, et que l’instrument privilégié pour l’atteindre, maintenir cette compréhension est l’Intellect ou l’oeil du coeur. C’est pour cela que René Guénon  notait (34) « (…) C’est l’intuition intellectuelle et la doctrine métaphysique pure qui sont au principe de toute civilisation traditionnelle ; dès qu’on nie le principe, on en nie aussi toutes les conséquences, au moins implicitement ».

Or le rationalisme, matrice du relativisme comme du criticisme néo-kantien, est un agent privatif, il prive l’intelligence, de sa primauté sur-ontologique, de son lien direct avec l’Absolu divin. Il appose entre l’homme – l’être – et la nature une opacité qui obstrue tout sens du sacré. Ainsi l’homme moderne se retrouve écartelé entre une double contradiction : d’une part les diverses théories scientifiques (35) qui produisent un épuisement du « je » en tant que sujet connaissant à travers un éparpillement phénoménal dépourvu d’objectivité transcendantale, et d’autre part, le « dépoli » de la démarche psychologique par laquelle ce même « je » ne découvre aucune assise réelle du fait de l’intersubjectivité et de la relativité à laquelle ile st de fait renvoyé.

La Tradition est Amour par la bonne mesure qu’elle désigne et inventorie, au moyen du respect du Saint Nom qui est foi, dans le tissu dense de l’étoffe humaine.

 (28) Frithjof Schuon, Le jeu des masques, cité d’après Note 7/, p. 25, L’Age d’Homme, Paris, 1992. Sur la relation de la Vérité à l’historicité, voir les capitales remarques de Schuon, in, Sentiers de Gnose, pp 22 et suiv., La Place Royale, Paris, 1987.

(29). Cette « notion » est essentielle ! Mais il s’agit de la vivre et non de simplement la concevoir sur le plan mental. C’est-à-dire qu’il convient de procéder face aux événements quotidiens en fonction de ce principe. La psychologie moderne, si elle ne se cantonne pas à la « physique » obsolète du mécanicisme freudien, entre autre dans son approche « systémique », dérivée des travaux de Grégory Bateson, établit des « réseaux de correspondances » qui voisinent avec la « notion » précitée de Schuon, mais en demeurant, néanmoins, prisonnière d’une perception « horizontale », immanentiste, qui ne met pas réellement en « dialectique » les deux « couples notionnels » précités. Voir, Paul Watzlawick et al., Une logique de la communication, Points-essais No 102, Le Seuil, Paris, 1979.

 (30) In, Frithjof Schuon, Christianisme / Islam : Visions d’oeucuménisme ésotérique, Archè & Edidit, Milan et Paris, 1981, p. 173. « Humain trop humain », aurait ajouté le philosophe allemand Nietzsche. En Vérité, humain trop « humanitariste », « sentimental » et par ce processus « déshumanisé » de son Humanité première, ontologique et cosmologique , si l’on nous permet cette formulation elliptique. C’est nous qui soulignons certains passages en les mettant en italiques. 

 (31) Voir, « Frithjof Schuon ou la sainteté de l’intelligence », in, Religion of the Heart, essays presented to Frithjof Schuon on is eightieth birthday, Foundation for Traditional Studies, Washington, 1991, pp 19 – 34, op. cit., pp 22 – 23. Recueil publié pour le quatre-vingtième anniversaire de Schuon. L’importance de cette longue citation tient au fait qu’on ne rencontre pas cette critique de la philosophie chez Guénon, et qu’à cette conception du rationalisme se trouve lié la majorité écrasante de l’épistémologie des sciences actuelles, à travers le criticisme kantien qui, ajoute Jean Borella, « corrompt la raison » par un relativisme disproportionné face à ses objectifs. Et comme cette « corruption » de la raison empoisonne la foi, il nous a paru d’autant plus nécessaire d’y insister. Jean Borella s’est amplement inspiré, pour cet article, des premiers chapitres de Logique et Transcendance [1970] de Frithjof Schuon, qui constitue « l’analyse » et la réfutation la plus pénétrante jamais écrite sur ces questions.

 (32) « Ce libéralisme philosophique, dont la première expression est le nominalisme, inaugure en effet l’ère du doute par la négation de valeurs universelles comme le Vrai, le Beau ou le Juste, toutes relativisées à l’aune de l’individu raisonnant » écrit avec justesse Christophe Boutin dans sa thèse de doctorat : Politique et Tradition : Julius Evola dans le siècle, Kimé, Paris, 1992, p. 149. 

(33) Voir, Aperçus sur l’Initiation, chap. XVII, p. 123, Traditionnelles, Paris, 1992.

 (34) : In, La Crise du monde moderne, « Idées » No 177, Gallimard, Paris, 1969, p. 97.

 (35) Oswald Spengler a bien vu, une partie de ce processus lorsqu’il relève : « Aussi l’histoire de la science occidentale est-elle celle de notre émancipation progressive de la pensée antique (…) », chap. « Du sens des nombres », vol. 1er, in, Le Déclin de l’Occident, Gallimard, Paris, 1978, p. 85.

3. De la Vertu :

Avec le reflux d’une fausse « libération » (36)  que la crise de civilisation a amené, certains s’interrogent à nouveau sur la morale et les vertus mais de façon tronquée, et surtout sans remettre en cause les présupposés de la modernité.

Ainsi que nous avons pu le voir dans le rapport à la rationalité, ce sont ces derniers qui par leur propension à ruiner tout lien, produisent ce «  »péché d’extériorité », lequel engendre (…) fatalement tous les autres (37) en en répercutant plus dans l’ordre de l’éthique humaine les qualités qui sont celles de Dieu : sous la double dimension de la réceptivité « verticale » – qui est sanctifiante et unitive – et du don à l’autre, au prochain, « horizontal »,qui est bonté et générosité.

Or la « vie » d’une vertu en soi ne s’actualise que par le rayonnement divin exercé dans sa substance. C’est à cette jonction que se noue l’énigme de l’objectivité et de la subjectivité. Et « être parfaitement objectif c’est un peu mourir ; l’homme moyen n’est certes pas prêt à y consentir (38) résume Frithjof Schuon.

Les vertus sont ainsi autant de modalités et de couleurs par où Dieu se mire dans le coeur de l’homme. C’est en ecs ens que Schuon peut dire : « (…) C’est toute la différence entre (…) le reflet en tant que tel et le phénomène en tant que principe reflété. S’il est vrai que nous portons en nous-mêmes ce que nous aimons au-dehors, il est vrai également que nous aimons ce que nous devons être, et nous devons l’être parce que, plus profondément et éternellement, nous le sommes. D’une part, Mâyâ est Mâyâ et Atmâ est Atmâ ; d’autre part, Mâyâ « n’est autre » qu’Atmâ, sans quoi elle ne serait pas » (39) En résumé, et comme Schuon le précise : si « l’intelligence c’est discerner la Réalité transcendante (…) l’intériorité c’est s’unir à la Réalité immanente ; l’un ne vas pas sans l’autre. Le discernement, de par sa nature, appelle l’union ; les deux éléments impliquant la vertu, par voie de conséquence et même à priori » (40)

On peut alors dresser des « couples relationnels » entre ces vertus divines et leur actualisation dans le terreau humain : la pureté génère du détachement, comme la bonté produit de la générosité, et la force de la vigilance ou la beauté de la gratitude, nous avons là autant d’expression de la toute possibilité dans sa dimension de  miséricorde. Schuon ajoute : « Il est très significatif que dans les doctrines Traditionnelles qui insistent le plus sur la Miséricorde – l’Amidisme par exemple – le point de départ est la conviction de mériter l’enfer et de n’être sauvé que par la Bonté du Ciel ; la voie consiste alors, non à e sauver par ses propres mérites puisque cela est considéré comme chose impossible, amis à se conformer moralement, intellectuellement et rituellement aux exigences d’une Miséricorde qui désire nous sauver et à laquelle nous n’avons qu’à nous ouvrir ». (41)

L’homme moderne est un peu comme le corbeau de la fable de La Fontaine : il a laissé tomber de son bec, sa part la plus fragile qui est aussi celle de sa plus grande rectitude : la règle qui équilibre le battement de son coeur. Il oublie le moineau du conte de Grimm qui a pris refuge dans « l’église », ce temple intérieur : « S’en remettre pour tout dans les mains du Seigneur, souffrir avec patience, être bon et prier, cultiver sa conscience et bonne foi garder, ainsi l’on est sauvé par Dieu notre Sauveur ». (42) L’homme « moderne » reste sur le parvis de tous les temples (43) Mais sa nature essentielle s’en va aux vents mauvais de l’inadvertance et il anathématise tous les renards, ombres des ses passions. Ainsi s’est-il dépossédé de sa propre contenance, et rompu le fil qui le guidait vers l’airain de sa mémoire. Car cette part fragile, c’est sa chair, sa vie dans l’indicible, l’esprit qui fulgure parfois au-delà des concrétions existentielles en lesquelles ils e confine. 

A l’envers, la Tradition est ainsi Amour, par l’attirance spontanée en toute conscience de la transparence qu’elle sollicite ; elle est paix dans la fidélité aux vertus où se déploie l’Espérance.

 (36) Voir ci-dessus notre commentaire sur la place de l’amour au sein de l’ordre cosmique. Pour comprendre où mènent les impasses de la modernité sur le plan de la sexualité , voir Métaphysique du sexe (rééd.) de Julius Evola, ainsi que le chapitre « le problème de la sexualité », in, L’Esotérisme comme  Principe et comme Voie, op. cit., pp 125 -141. Comme exemple de recherche d’une certaine « morale » ou « bien-être » : On se donne bonne conscience en prétendant s’intéresser au yoga ou au bouddhisme, mais on refuse les implications religieuses et métaphysiques  qui s’ensuivent, et on (sic) agrémente ce dernier à toutes les sauces les plus anti-Traditionnelles qui soient ! Sans doute la plénitude se trouve-t-elle dans la « politique de l’autruche » et le gonflement de l’ego ?

 (37) in, L’Esotérisme comme Principe et comme Voie, op.cit., p. 154.

 (38) in, Racines de la condition humaine, La Table Ronde, Paris, 1990, p. 154.

 (39)  Op. cit., p. 158.

 (40). Op. cit., p. 138.

 (41) In, Forme et Substance dans les religions, Dervy, Paris, 1975, p. 110. L’Amidisme est une des importantes Voies du Bouddhisme, il est fondé sur le culte du Bouddha Amitâbha, grande Manifestation de la Miséricodre salvatrice. Ses deux représentants les plus remarquables sont Nâgârjuna et Hônen Shônin. Voir sur ce point le chapitre « David, Shankara, Hônen », in, Avoir un centre, Maisonneuve & Larose, Paris, 1988, pp. 119 -130.

 (42) In, Jacob et Wilhelm Grimm, « Le moineau et ses quatre petits », in, Contes, tome II, p. 321, Flammarion, Paris, 1986.

(43) Dans un raccourci saisissant, Raymond Abellio ne disait-il pas quelque part : « Le monde moderne, c’est l’homme dans le temple, la Tradition c’est le Temple dans l’homme »…

4. De la Beauté :

« le monde moderne, engagé sans espoir sur la pente d’une laideur sans remède, a furieusement aboli et la notion de beauté et critériologie des formes ». (44) Ces lignes de Schuon indiquent comment la beauté s’est égarée, semblablement aux vertus, dans la déréliction – la Chute – de la relation normative que l’homme entretenait avec la nature vierge.

Mais pour appréhender ce trait de la primordialité, peut-être est-il nécessaire de poser quelques jalons en soulignant certains des travers rédhibitoires et récurrents de la « modernité » qui nous a retiré de la « notion » même de beauté : pour concevoir la beauté, « dimension » et non « concept », il y a lieu en premier de s’extraire du point de vue considéré comme (sic) « naturel », qui rapporte toute valeur à celle de la société « moderne », actuelle. En d’autres termes il s’agit de se dégager de ce « colonialisme mental » ou de cet « égocentrisme évolutionniste » et « progressiste » qui ramène toujours à lui-même le regard qu’il condescend à porter sur les civilisations qui nous ont précédées. Il est possible de dire que le Darwinisme, « cheval de Troie au service du « titanisme » moderne a décomposé, annihilé une certaine représentation de l’unité humaine, en niant la spécificité de l’homme et en le réduisant au rôle d’animal « évolué ».  Mais il a aussi égaré l’homme dans le reflux fangeux de ses interrogations. Daniel Cologne relève dans ce sens : « En attribuant à tous les hommes la même origine animale, le Darwinisme élabore, dans le droit fil de l’absurdité égalitaire, un précieux instrument de mobilisation de l’humain au service de la civilisation moderne ». (45) A contrario, il est remarquable qu’une oeuvre telle que Logique et Transcendance, par les preuves – proportionnées au type d’intelligence qui les reçoit – lumineuses qu’elle présente sur les racines de l’intelligence, ait démontré la nature prééminente, miraculeuse, du lien unissant la créature à Son Créateur. Bref, l’urgence d’une quête intérieure, d’un ésotérisme bien compris ne s’est jamais autant fait sentir, particulièrement lorsqu’il s’agit d’appréhender la beauté. Alors que la société « moderne » n’en retient qu’un tégument sec qui justifie son impuissance à vivre et à épanouir l’altérité propre de l’état humain. Altérité que symbolise d’une certaine façon le dieu Hermès, signe et lien tout à la fois, puisqu’il est le pont entre le langage et sa vivification spirituelle. En offrant à Apollon sa première lyre n’a-t-il pas inscrit la lettre de la beauté dans l’Esprit apte à la contempler ? La relation qu’induit le message laisse vivante la « différence ». Circonscrite à l’Art sacré – mais sans lui être réductible – , cette dernière se situe dans le frémissement, l’écart apporté par l’artisan dans son travail lorsqu’il s’essaie à modeler la chose d’après son être symbolisé.

La beauté est l’hospitalité, selon des formes appropriées à en traduire l’âme, du fleuve de l’esprit qui pénètre chaque tradition. L’artisan opère sur la « materia prima » du beau afin d’en libérer, d’en déployer la configuration qui y est enfouie. Ceci explique pourquoi, du point de vue Traditionnel, l’Art sacré est une translation du foisonnement de la Natura naturans et non pas une banale copie des excentricités d’une natura naturata. Titus Burckhardt écrit : « Selon la vision spirituelle du monde, la beauté d’une chose n’est rien d’autre que la transparence de ses enveloppes existentielles ; le véritable art est beau parce qu’il est vrai ». (46) La vérité qu’il transmet permet la contemplation sensible de sa provenance archétypale suprasensible.

La beauté ne saurait donc être détachée de la stabilité du Réel duquel elle relève, à la fois comme une enveloppe transparente et rayonnante, et en tant qu’annonce et alliance du mystère de notre « condition » éminemment surnaturelle. Toute l’oeuvre de Schuon en est un éclatant témoignage à travers le tissage de la Manifestation divine qu’elle déploie sur l’arc-en-ciel du monde et le prisme du coeur humain. Cette qualité est amitié intrinsèque au sens de la philia grecque, gratitude envers la Manifestation et son Nom qui « jette sur les choses de ce monde ou de notre âme comme une immense nappe de neige qui éteint tout, et qui unit tout dans une même pureté, et dans un même silence débordant et éternel ». (47) Cette gratitude qui perçoit toujours la danse du Divin derrière le paravent du langage, est la lampe du Seigneur « grâce à laquelle l’homme apprécie comme un enfant la valeur des petites choses ; l’homme noble, qui a le sens du sacré, se situe à l’antipode de l’homme blasé et trivial, qui ne respecte rien. Quiconque, ajoute Schuon, n’apprécie pas les dons de Dieu dans le monde, est incapable de les apprécier dans le coeur, il n’y a pas de contemplativité sans reconnaissance, donc sans humilité ». (48)

Chez le peintre d’icônes comme chez le calligraphe Zen, il y a toujours une amitié qui transparaît dans le geste, fruit d’une souplesse autant que d’une rigueur dans l’exécution. La beauté est fille de la forme lorsque celle-ci épouse l’essence. C’est pour cela que nous pouvons lire dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry, cette déclaration magnifique et simple qui en est l’écho : « Oui, dis-je au petit prince, qu’il s’agisse de la maison, des étoiles ou du désert, ce qui fait leur beauté est invisible » (49) Un peu auparavant le renard avait confié au Petit Prince : « Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible pour les yeux ». (50) Ce caractère diaphane, incolore d’une certain point de vue de la beauté correspond à sa racine ontologique, primordiale. Il est comme un nimbe où éclot la « droiture », où s’esquisse une loyauté. Schuon ne dit pas autre chose : « La beauté ne produit pas la vertu, certes, mais elle favorise d’une certaine manière une vertu préexistante ». (51) Le choix de ce célèbre récit n’est pas fortuit. Dans des entretiens accordés à Jean Biès, Schuon relève avec une acuité marquante : « Il faut acquérir l’esprit d’un métaphysicien et garder l’âme d’un enfant, rester en contact avec la nature, aimer les fleurs, lire de vieux livres simples (…) pour le reste, choisir le moindre mal » (52) Les critères retenus pour assurer la présence de la beauté et par la même celle du sacré, relèveront évidemment directement de l’intention des Mystères de telle ou telle Révélation et des outils dont la Tradition dispose pour en maintenir la pérennité. Les conséquences des questions qui s’y trouvent soulevées occupent dans l’oeuvre de Schuon une place prépondérante. Il convient également de souligner que celui-ci a peint durant toute une période et composé de nombreux poèmes d’une étincelante limpidité.

La Tradition est Amour dans la bonté cristalline du créé où se mire la beauté indicible de Dieu.

 (44) L’Esotérisme comme Principe et comme Voie, chap., « Le rôle des apparences », op. cit., p. 198.

 (45) In, Cyclologie Biblique et Métaphysique de l’Histoire, Pardès, Puiseaux, 1982, p. 72. A l’orgueil duquel [le Darwinisme] nous lui substituons cette Parole inaliénable de la Genèse en I-2-4 : « Alors YHVH Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant ». Voir aussi : Jean Phaure, Le Cycle de l’Humanité Adamique : Introduction à l’étude de la cyclologie Traditionnelle et de la fin des temps, Dervy, Paris, 1983.

 (46) In, Principes et méthodes de l’Art sacré, Dervy, Paris, 1995, pp 6 – 7. Rappelons que Titus Burckhardt entretenait d’étroites relations, depuis l’enfance, avec Frithjof Schuon. Ajoutons que récemment, Tayeb Chouiref a publié deux magnifiques volumes illustrés en hommage à cette haute figure spirituelle : Titus Burckhardt : Le Soufisme entre Orient et Occident, Documents réunis et présentés par Tayeb Chouiref, tome 1, « Biographie, souvenirs et témoignages », tome 2, « Etudes et analyses », Tasnim, Paris, 2020.

 (47) Frithjof Schuon, Les Stations de la Sagesse, Maisonneuve & Larose, Paris, 1992, pp 184 – 185.

 (48) In, Approches du phénomène religieux, Le Courrier du livre, Paris, 1984, p. 174.

 (49) Coll., « Folio » No 3200, Gallimard, Paris, 1999, p. 82.

 (50) Op. cit., p. 76.

 (51) In, Les Stations de la Sagesse, op. cit., p. 169.

 (52). Entretien accordé à Jean Biès, le 26 juillet 1967, in, Epignôsis No 16, « Initiation – Vaincre la mort » [revue dirigée par Yves-Albert Dauge], Paris, octobre 1986, p. 132.

5. De la Prière :

« Si l’on rencontre souvent, écrit Luc Benoist (53)  l’existence d’une dévotion sans connaissance [Schuon] affirme qu’il ne peut y avoir de connaissance sans dévotion et sans foi. Car si l’homme peut croire sans comprendre, il ne peut comprendre sans croire (54) sans foi et sans vie. Car croire consiste à s’identifier avec la vérité telle que la compréhension nous la révèle et nous l’impose ». Cette « identification » délimite ce lieu où l’homme – « berger de l’être » d’après la pertinente formule de Martin Heidegger – qui prie devient berger de sa propre prière par le chemin d’Eternité qu’elle ouvre en lui. Mais la route est longue et ardue ! La méditation, par le « vide » qu’elle libère introduit au silence mental. Ainsi donc, en premier lieu, rappelle Swâmi Râmdas, la maîtrise du mental et l’extirpation de toutes ses « Vâsanâs » [soit des « souvenirs subconscients] sont absolument nécessaires avant que la lumière et la connaissance divines puissent illuminer le coeur » (55) Nous avons ici une distinction majeure avec la psychologie moderne qui, de manière erronée, le plus souvent, n’établit pas de différence nette entre la « conscience » et le « mental », ou entre ce qui est proprement vu et ce qui est regardé ; alors qui entre en méditation véritable pourra assez aisément se convaincre de son efficience (56) Le contraste tient entre la vision directe qui est « unitaire » au sein de la conscience, même si elle est discontinue en ses prémices, alors que le mental dualiste, toujours divisé décompose constamment ce qui est perçu. Pourtant la méditation et la prière aspirent toutes deux à rassembler, à concentrer d’une part, et à libérer, délivrer d’autre part, avec la finalité de dissiper les atermoiements de l’ego et de prodiguer les ressources infinies du « coeur-Intellect ». Des connexions qui s’établissent en fonction de la grâce, jaillira l’invocation des « entrailles humaines ». Autrement exprimé, « le serviteur [celui qui « pratique » l’oraison] ne peut se changer en Seigneur ; mais il y a quelque chose dans le serviteur qui peut – non sans la grâce du Seigneur – dépasser l’axe « serviteur-Seigneur » ou « sujet-objet » et réaliser le « Soi ». Ce Soi, c’est Dieu en tant qu’indépendant de l’axe « serviteur-Seigneur » et de toute autre polarité ». (57) Il convient d’assurer notre salut, et l’oraison est comme le tour du potier, l’argile, le corps que nous offrons à Dieu, et le céramiste, le calice qui reçoit l’eau du Saint Esprit et permet au poisson de recouvrer son milieu naturel. (58) Ce milieu est celui de la centralité. Centre en toute chose. Diligence du regard sur le visible pour embrasser l’intangible. Du plus anodin grain de poussière à la plus lointaine étoile de l’univers, l’être s’accomplit. Le point et le cercle se dilatent et se résorbent l’un l’autre comme l’origine et la fin se donnent la main. La conscience s’éveille. Le Christ Pantocrator de ses bras étendus atteint l’Infini. L’Eternité s’épanche alors dans la contemplation du Sage. L’enfance en lui, distille cette larme qui rejoint paisiblement l’océan de toute Béatitude.

La Tradition est Amour, lorsque dans son ordre de charité, elle tend comme un enfant sers paumes par delà l’illusion du monde. Or de même que l’acceptation de la Vérité soude l’homme à son être dans la certitude, que l’observance des Vertus délimite l’espace quotidien dans lequel la Vérité peut s’inscrire, que la Beauté témoigne en mode d’ampleur de la finalité de ces deux qualités, la Prière ou l’oraison appose sur l’être la lumière du « Sur-Etre », et les abritent toutes dans la nativité Royale du Seigneur. En cela la Tradition est transparence métaphysique du monde.

Pour conclure, tout provisoirement ?

Il y a chez Frithjof Schuon une quête de la nature comme « telle » enfouie au sein de l’amnésie collective et dissimulée sous les blocs erratiques du « machinisme » destructeur.

La chair du monde transfigurée, ensoleillée de l’intérieur devenue icône devant la théophanie (59) Descente voilée de la « Femme-Bisonne-Blanche », immaculée, apportant la Pipe sacrée pour le rite du du Calumet. Par la cantillation sans cesse réitérée du Saint Nom, tel le martèlement du pas de l’Amérindien sur la terre de ses ancêtres, l’homme fait éclater l’écorce figée du réel et s’éveille à la Présence, comme l’aurore se lève dans le sanctuaire majestueux des montagnes.

En montrant la richesse souvent insoupçonnée de l’accord entre les multiples modalités du vouloir humain et la connaissance métaphysique, Frithjof Schuon a scruté les mystères de la Réalisation spirituelle, des résistances que l’ego oppose à son intégration dans le « Plan divin ». Il a rendu à cet égard un service inappréciable : restituer à l’homme égaré en cette fin de millénaire sa confiance en lui et dans le monde. La foi en Dieu par la puissance de la certitude. La transparence métaphysique du monde c’est encore cela, la nature rendue à elle-même. L’attitude de Schuon est, dans cette perspective, semblable à celle de Saint Antoine qui répondit un jour à un philosophe : « Père, comment pouvez-vous être si heureux, alors que vous êtes privé de la consolation que donnent les livres ? Antoine répondit : mon livre, ô philosophe, c’est la nature et, quand je veux lire les paroles de Dieu, il est toujours devant moi ». (60) Antoine fût le guide de Saint Athanase [fêté le 18 janvier], colonne  du christianisme Orthodoxe et célèbre pour sa Théosis… La transparence métaphysique se tient en équilibre entre le Métaphysique et le « physique » qui en provient. Usons d’une image de l’esprit « Kshatriya » ou du chevalier japonais pour illustrer ce que nous entendons : la fabrication traditionnelle d’un sabre japonais ou katana répond à une science rigoureuse comme tous les Arts sacrés. Il faut insister sur le fait que l’acier de ces lames est d’une robustesse à toute épreuve, par le soin méticuleux apporté à la lente élaboration de leur conception. Mais il y a un paradoxe éminent : on ne doit jamais toucher une lame avec la main. Pourquoi ? Si le fil de la lame, d’une dureté exemplaire, tranche comme un rasoir, les doigts graciles d’un enfant peuvent l’émousser et même l’endommager très gravement (61) Dans cette « antinomie » apparente, les deux propriétés « physiques », fragilité extrême et résistance comparable ne peuvent-elles point se rejoindre ? Se marier en un « monde où se corporalisent les Esprits et où se spiritualisent les corps » d’après la célèbre formule d’Henry Corbin (62) « L’Etre est une évidence éblouissante, comparable à la fois au point géométrique et à l’espace illimité ; point implacable dans sa rigueur, et espace serein dans sa vacuité, comme l’exprime magnifiquement Schuon. (63) Iaï-Do, telle est la Voie du sabre ou de l’éveil par le tranchant : « (…) par un changement de l’attitude mentale appelée « Seishi O Choetsu », elle donnait au sabre un double but : trancher toute opposition extérieure et, intérieurement, trancher l’ego du « Bushi » [le pratiquant] pour qu’il atteigne « l’Unité » de l’être : « Iaï-Do ». (64)  » « I » signifie être établi, demeuré, résider. (…) Le second caractère, « aï », veut dire union, entente, harmonie », « Do », c’est la Voie. Ainsi, résider dans la Voie de l’harmonie par l’exercice du tranchant. Toujours la même disposition : discerner entre le Réel et l’illusion, entre l’essentiel et l’accessoire. Pour cela, apprendre à « trancher », discriminer, par la Vision intérieure juste, tel l’aigle survolant les cimes.  Frithjof Schuon écrit au sujet du Shintô, que ses « grandes vertus se trouvent essentiellement représentées par les « Trois Trésors », – qui à l’origine étaient au nombre de dix – à savoir : le Miroir, l’Epée et le Joyau ; ils signifient respectivement la Vérité, le courage, la compassion, ou la sagesse, la force et la charité ». Schuon ajoute que « le samouraï était froid comme son arme, mais qu’il n’oubliait pas le feu qui l’avait forgée » (65) Comme nous l’avons vu, ces antinomies sont le propre de la Manifestation. La Métaphysique permet d’en approcher l’affinité, l’alliance par delà toute opposition. A travers une herméneutique du symbole, elle déchiffre la chambre nuptiale de la Tradition, la Religio perennis.

C’est ainsi que Jean Tourniac, dans une très belle préface indique : « L’épée de la Tradition est celle du Roi-prêtre qui bénit Abraham et fonda, symboliquement du moins, la Cité sainte de Jérusalem. C’est le couteau dressé de terre au ciel et qui maintient en équilibre le fléau de la balance céleste, égalisant la rigueur et la miséricorde ». (66) L’oeuvre de Frithjof Schuon, c’est la rigueur affilée dans l’équanimité de la miséricorde. Encore une fois nous ne prétendons aucunement avoir donné une vue « large » ou fusse même « synthétique » de cette oeuvre incandescente, brûlée par le souffle de Dieu. Car s’il est un homme au XXe siècle qui a rendu à la spiritualité son sens le plus puissant et le plus élevé, c’est-à-dire le plus originel, c’est bien Frithjof Schuon. Notre ambition est nettement plus modeste : seulement essayer d’en indiquer quelques chemins, d’en élaguer quelques paisibles clairières, et si faire se peut, également partager l’immense enthousiasme qui est toujours le notre devant tant d’éclat et de rigueur. Si ces lignes atteignent ce but alors la noblesse de cette oeuvre nosu aura amplement récompensé de nos efforts tout en la recevant avec gratitude et vénération.

Pour m’avoir insufflé l’amour de la Tradition, je dédie à Frithjof Schuon le Psaume 40 qui est Parole de l’Eternel : « J’espérais YHVH d’un grand espoir, il s’est penché vers moi, il écouta mon cri. Il me tira du gouffre tumultueux, de la vase du bourbier ; il dressa mes pieds sur le roc, affermissant mes pas. En ma bouche il mit un chant nouveau, louange à notre Dieu.

Heureux est l’homme, celui qui met en YHVH sa foi ».

Olivier DARD

 

Achevé en avril 1999, en la Fête de Saint Nicétas le Confesseur, Higoumène du Monastère de Médicius. Saint Jour de Pâques, Résurrection de Notre Seigneur. Publication originale dans : Frithjof Schuon 1907 – 1998, Connaissance et Voie d’intériorité, biographie, études et témoignages, in, Connaissance des Religions, en co-éditions avec Le Courrier du Livre, hors série, sous la direction de Bernard Chevilliat, Paris, juillet 1999, 300 pages, op. cit., pp 257 – 278. 

 (53) In, « L’oeuvre de Frithjof Schuon », in, Etudes Traditionnelles No 461, Paris, juillet-septembre 1978.

 (54), Frithjof Schuon cite cette anecdote révélatrice : « Un compagnon du jeune Saint Thomas d’Aquin dit à celui-ci, en présence d’autres jeunes moines, de regarder par la fenêtre pour voir un boeuf qui vole ; ce que fit le Saint, sans rien voir, bien entendu. Tout le monde se mit à rire, mais Saint Thomas, imperturbable, fit cette remarque : « Un boeuf qui vole est chose moins étonnante qu’un moine qui ment ». Il n’y a pas lieu de reprocher aux âmes pures une certaine crédulité, qui en réalité leur fait honneur, d’autant que leur humilité les incline à surestimer les autres, dans la mesure où l’évidence contraire ne s’impose pas d’emblée ». In, l’Esotérisme comme Principe et comme Voie, op. cit., p. 159.

 (55) In, Pensées, La Table Ronde, Paris, 1995, ppp 30-31.

 (56). Soulignons que plus la « technique » est simple, claire, plus elle a des chances d’être efficace, nonobstant son affiliation régulière, stipulée à une Voie Traditionnelle qui en assure la légitimité.

 (57) Frithjof Schuon, « Le Serviteur et l’Union », in, Logique et Transcendance, Traditionnelles, Paris [Ed., or., 1970], 1982, p. 231.

 (58) Comme l’énonce l’ascète Saint Isaac le Syrien [de Ninive] : « Ce qui arrive au poisson sorti de l’eau, c’est ce qui arrive aussi à l’Intellect quand il sort de la mémoire de Dieu et s’exalte dans la mémoire du monde », cité d’après Hiérothée Vlacos, in, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du coeur, Points-Sagesse No 78, Le Seuil, Paris, 1994, p. 61.

 (59) Composé des mots grecs theos, « dieu » et du radical du verbe phainomai « paraître » ; la théophanie désignait l’apparition, souvent impressionnante, d’une divinité aux yeux d’un mortel », in, Dictionnaire des religions, sous la direction de Paul Poupard, P.U.F., Paris, 1984, p. 1698. 

 (60) D’après Thomas Merton, La Sagesse du désert : Aphorismes des Pères du désert, Spiritualités vivantes No 65, Albin Michel, Paris, 1987, p. 93.

 (61). Notre information sous cet aspect, provient de l’excellent ouvrage Introduction à l’étude du sabre traditionnel japonais ou Nippon To, de Daniel Gony. Ce « détail » qui n’en est point un figure p. 11, Ed., du Centre de Recherche et d’Enseignement des Ressources Humaines (C.R.E.R.H.), Besançon, 1988.

 (62) ? Voir, Daryus Shayegan, Henry Corbin, la topographie spirituelle de l’Islam Iranien, La Différence, Paris, 1990, p. 264.

 (63) In, Logique et Transcendance, op. cit., p. 29.

 (64) Voir : Malcolm Tiki Shewan, Iaïdo : L’Art du sabre japonais / The Art of Japanese Swordsmanship, Ed., de la Fédération Européenne d’Iaïdo, Cannes, 1983, p. 19. et aussi : Claude Durix, Le sabre et la vie, chronique d’un combat pour l’unité de l’être, Guy Trédaniel, Paris, 1985. 

 (65). In, Images de l’Esprit : Shinto, Bouddhisme, Yoga, Le Courrier du Livre, Paris, 1982, pp 51 – 52. Ré-édité dans la très belle collection « Théoriâ » des éditions de l’Harmattan.

 (66) Voir, préface au livre de Gérard de Sorval, Initiation chevaleresque et initiation royale dans la spiritualité chrétienne, Dervy, Paris, 1985, p. 15.

 

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